Art contemporain

Simon avant Hantaï

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 23 mai 2022 - 1720 mots

PARIS

Avant d’être le peintre que l’on sait, discret et presque reclus, habitant du retrait, Simon Hantaï (1922-2008) mena une vie ardente, sauvant sa peau et ses idées avec une audace inentamée, et une femme de feu, Zsuzsa, née en 1925.

Avant d’être un peintre, et assurément l’un des plus grands peintres du siècle dernier, maître en pliages et en empreintes, en étoilements et en étiolements, Simon Hantaï (1922-2008) aura survécu. À tout, ou presque. Lui qui, à la fin de sa vie, fit du retrait la clause infrangible de sa création, se refusant aux expositions et aux inutiles sorties dans le monde ; lui qui fit de la maison de la rue Georges-Braque, à Paris, sa caverne et son royaume ; lui qui fut Jérôme et Luc, ermite et peintre, double traducteur ; lui qui souvent passa sous silence, sous le silence, pour engraver la langue dans la toile ; lui, Simon Hantaï, connut dès le début le goût de la fin. Non pas seul, mais accompagné. Par les amis, par les souvenirs et par Zsuzsa, l’aimée en six lettres, avec son prénom allitéré comme dans un rêve, avec ses yeux si grands, presque écarquillés, survivante elle aussi, survivante à la barbarie, survivante à Simon, titulaire de l’histoire et gardienne des récits, sibylle et vestale. Quand rencontrer l’autre sauve. Intransitivement.

Déparer, souvent

Bia, près de Budapest. Simon Hantaï naît le 7 décembre 1922, au seuil de l’hiver. Il est issu d’une communauté allemande, ce que trahit son patronyme de naissance (Handl) que son père change en 1938 pour le « magyariser », afin de le soustraire au pressentiment du mal. Un nom est parfois un sort, ou un tort. De culture souabe catholique, le jeune Hantaï parle allemand et, au lycée technique Ferenc Toldy de Budapest, apprend la langue de son pays. Non pour se fondre, mais pour articuler le monde. Pour savoir, pour pouvoir. Il faut, pour désapprendre, avoir appris. Il faut, pour dé-peindre, avoir appris à peindre. Parfois, Simon peint. Comme ici, adolescent, un soldat casqué et une servante avec son tablier et ses sabots. Image de la virilité martiale et de la douceur féminine – inconditionnelle. Le tablier évoque celui que portait sa mère et que l’on aperçoit sur une photographie que le peintre tint plus tard à reproduire dans le catalogue de sa première grande rétrospective parisienne, en 1976, au Musée national d’art moderne. Ce tablier amidonné, que le peintre retrouva plus tard dans la Maestà di Ognissanti de Giotto, aux Offices de Florence, fut la forme humblement séminale de ses pliages et repliages à venir : « Au fur et à mesure du repassage, les couleurs changeaient et devenaient velou­tées et brillantes comme les plus nobles tissus au monde. Ma mère disait toujours que si le travail était bien fait, on pouvait prendre le tablier, se regarder dedans et se voir comme dans un miroir. » Simon peint, Simon sculpte aussi, lors de cours facultatifs dispensés dans un établissement scolaire où son extraction rurale dépare au milieu de la bourgeoisie citadine. Simon écoute de la musique, celle d’Heinrich Schulz, dont il connaît par cœur les psaumes. Simon brille. Simon parle peu : sur les photographies, sa bouche cadenassée ne laisse rien passer du cri qui est dans les yeux, de ce cri qui est la détermination du désir même. Son père le destine à une carrière d’ingénieur mais le jeune homme n’en veut pas. Ce qu’il veut, c’est peindre, peindre des tabliers, des têtes, des taches, des traces. En 1941, à 19 ans, Simon se présente avec succès au concours d’entrée de la prestigieuse Académie des beaux-arts de Budapest. Simon Hantaï entre en peinture.

Se cacher, toujours

Elle a trois ans de moins. Elle n’est pas de confession catholique, mais née dans une famille juive. Elle ne vient pas de la campagne, mais « de la bourgeoisie provinciale », dit-elle. Son père est avocat, la gouvernante autrichienne. Elle parle anglais, allemand et hongrois, apprend le latin dans un pensionnat qu’elle intègre à treize ans, comme arrachée aux siens. De Zsuzsa, le royaume de Hongrie, qui a rallié l’axe Rome-Berlin- Tokyo, ne veut pas. Plus. Lorsqu’elle intègre à son tour l’Académie des beaux-arts de Budapest, elle est « l’étudiante juive », article défini et épithète tyrannique. L’étoile jaune, elle ne la porte qu’une fois, pour pouvoir enterrer son père. Immonde sésame. Yeux dans des mandorles, sourcils hauts, Zsuzsa se cache chez un garde forestier dans la forêt. Dénoncée en 1944, elle est internée dans le camp d’Oradea, en Roumanie, et devient l’interprète – littérale et symbolique – des miliciens. Elle entend, comprend, avertit : la déportation aura lieu le 26 juin, à l’orée de l’été. Elle se cache. Ils seront quatre sur trois mille à ne pas partir pour Auschwitz. Elle se cache et, le 29 juin, se mêle l’air de rien à la foule venue récupérer les ballots après le départ des wagons à bestiaux. Elle part, marche la nuit et dort le jour. Cent kilomètres. S’abreuve aux rivières et dort parmi les meules. Pulsion animale. Elle retrouve Péter, le fils de son professeur de peinture, l’aime, se cache encore, fabrique de faux passeports tamponnés à la pomme de terre, pleure les exactions de l’Armée rouge venue en libératrice, barbarie sur barbarie, retrouve sa mère, qui vit encore, enterre Péter, qu’une méningite empêche de vivre. En 1945, elle retrouve les Beaux-Arts. Zsuzsa Biró entre en peinture.

Partir, encore

L’étudiant Simon Hantaï, qui a pour camarade de promotion Judit Reigl, prononce le 15 mars 1944 un discours stigmatisant l’invasion allemande. Singulièrement, Vera Molnár est présente ce jour. Comme par magie. Hantaï–Riegl–Molnár, triangle équilatéral de la modernité hongroise que réunit l’histoire avant l’éparpillement. Simon est incarcéré mais parvient à s’échapper. Lui aussi se cache. Chez sa mère, à Bia, dans un réduit parmi les bûches de bois. La délivrance promise par l’Armée rouge, là encore, est une lame à double tranchant : Simon travaille quelque temps pour la garnison russe, surveille tantôt les vaches flanquant la colonne en route vers Budapest et dessine tantôt des portraits de Staline pour des soldats estomaqués. Donc Simon fuit. Comme toujours. Comme une évidence. En février 1945, il retrouve l’Académie des beaux-arts. Simon est rendu à la peinture. À l’exposition remarquée du Cercle de la jeunesse, il présente sept œuvres, dont une grande aquarelle (Jusqu’aux genoux dans l’eau) qu’observent des yeux en mandorle et des sourcils hauts. « J’ai vu le tableau et Simon, lui, m’a vue. » Pulsion scopique. Écarquillement. Dessillement. Simon offre quotidiennement des gâteaux à Zsuzsa. La gourmandise et la volupté sur les ruines. « Cela lui a coûté un an, mais il a obtenu ce qu’il voulait. »

Simon, « avec une cape noire à brandebourgs, un col blanc et une lavallière, des cheveux jaune cadmium longs jusqu’aux épaules », ressemble à un artiste. Alors qu’il en est un. Déjà. Qui peint et qui défend la peinture, la vraie, celle de Pablo Picasso, d’Henri Matisse et de Pierre Bonnard, celle que lui fait découvrir François Gachot, directeur de l’Alliance française : « Le progrès de l’art a pris une nouvelle direction qui n’est pas la destruction, mais la naissance d’un âge d’or. Picasso a déjà commencé ce mouvement… » Zsuzsa et Simon partagent une chambre dans un appartement, une assiette à la cantine, des desseins pour demain – partir encore, fuir toujours. Ce sera la France. Mais par l’Italie. En mai 1948, alors que le rideau de fer « tombe derrière [eux] » : « Nous étions seuls ! Le train était vide. » La porte de la paix s’appelle Trieste, véritable Bosphore vers la joie. À ces deux Hongrois démunis, les Italiens du compartiment paient un ticket pour un Grand Tour de manège – Rome, Sienne, Florence, des tableaux à n’en plus finir, des œuvres anciennes, mais aussi contemporaines, avec un détour par la Biennale de Venise où sont présentées Les Demoiselles d’Avignon et Guernica, ainsi que des toiles de Jackson Pollock dans le pavillon de la Grèce abritant la collection de Peggy Guggenheim. Éclatée par Picasso, la peinture est pulvérisée par le all-over de Pollock, sans préjugés et sens dessus dessous, loin des hiérarchies périmées et des vieilles souverainetés. Simon comprend : la peinture est réparatrice.

Peindre, à jamais

Le monde est petit. À Rome, le futur prix Pulitzer Norman Mailer achète à Simon des peintures exposées à l’Accademia d’Ungheria. Arrivés quelques semaines plus tard à Paris, le jeune homme et sa compagne jouent les figurants dans L’Homme de la tour Eiffel (1949), dont la tête d’affiche est Charles Laughton. Apatride, Simon « habite sa peinture », de l’aveu même de Zsuzsa, qui lui donne un fils, Dani. En échange de la garde de la petite fille du documentariste Richard Leacock, le couple Hantaï habite désormais un appartement de la rue Servandoni. Simon veut rencontrer André Breton, et la toile qu’il lui laisse anonymement sur le seuil de sa porte est bientôt exposée à L’Étoile scellée, la galerie surréaliste. Simon va se présenter auprès de Breton et lui dit être l’auteur du tableau. Déclinant son nom, il s’en fait un. Simon entre à jamais en peinture. Premier acte. Rideau.

 

1922
Naissance à Bia (Hongrie)
1949
Hantaï s’installe à Paris
1960
Adopte « le pliage comme méthode » , qui influencera de nombreux jeunes artistes
1972
Début de la série « Tabula »
2008
Décède à Paris

Une exposition majeure 

Peuplée de quelque cent trente œuvres, l’exposition de la Fondation Vuitton donne à voir les grandes séries conçues par Simon Hantaï (Peintures à signes, Mariales, Catamurons, Panses, Meuns, Blancs, Tabulas ou Laissées). Apparaît en filigrane un discours de la méthode, une œuvre d’une logique imparable, hantée par l’échange qu’entretiennent l’épargne et la couleur, par l’absorption, dans tous les sens du terme. Les grands formats le prouvent : le pliage est devenu la clause épiphanique de la peinture, son apparition toute spirituelle. Remarquable, le catalogue dirigé par Anne Baldassari, la commissaire de l’exposition, est en tous points nécessaire, eu égard à la qualité des essais qu’il abrite, signés Jean-Luc Nancy, Jean-Louis Schefer ou Georges Didi-Huberman. Un sans-faute, donc, pour cette exposition majeure célébrant le centenaire de la naissance de Simon Hantaï, assurément l’un des plus grands artistes du siècle dernier.

 

« Simon Hantaï. L’exposition du centenaire »,

jusqu’au 29 août 2022. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, Paris-16e. Du mercredi au lundi, de 11 h à 20 h, nocturne le jeudi. Tarifs : 16 et 10 €. Commissaire : Anne Baldassari. www.fondationlouisvuitton.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : Simon avant Hantaï

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