Rosa de la Cruz

Collectionneuse

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 18 novembre 2005 - 1510 mots

La collectionneuse américaine Rosa de la Cruz joue le grand écart entre conservatisme politique et ouverture d’esprit sur l’art contemporain. Portrait d’une femme de goût et d’autorité.

Énergique, généreuse et passionnée. Cette brochette de qualificatifs s’impose lorsqu’on évoque la collectionneuse américaine Rosa de la Cruz. Au concert des adjectifs, certains ajouteraient « autoritaire ». Car cette femme chaleureuse, mais au caractère bien trempé, est un übercollector [très grande collectionneuse], puissant et prescripteur. « C’est la Lider Maxima des collectionneurs de Miami », confirme avec humour la galeriste parisienne Nathalie Obadia. Son confrère new-yorkais John Connelly précise « qu’elle a une voix qui porte auprès de ses pairs. Les gens regardent ce qu’elle achète ».
Issue de la grande bourgeoisie cubaine ayant fait fortune dans le sucre, Rosa de la Cruz vit une jeunesse dorée jusqu’à la révolution castriste et le départ pour les États-Unis. « L’exilé ne comprend jamais l’exil. On pense que c’est temporaire, mais cela fait quarante-cinq ans que nous sommes partis », rappelle cette figure de proue de la communauté cubaine de Miami. Mariée à un ami d’enfance, Carlos, elle vit à Philadelphie puis à New York avant de séjourner dix ans à Madrid. Du Prado aux châteaux de la Loire, le couple s’imprègne alors du Vieux Continent. « L’expérience de l’Europe est importante. C’est celle des traditions, de l’histoire », affirme-t-elle.

L’esprit de Gonzalez-Torres
Habituée à fréquenter les musées, Rosa de la Cruz envisage d’acquérir des œuvres vers 1987 seulement. Atavisme oblige, elle s’oriente vers les artistes latino-américains, achète aussi bien Rufino Tamayo qu’Ana Mendieta, Ernesto Neto ou Gabriel Orozco – duquel elle possède un des plus grands ensembles. « On a commencé de façon propre, conservatrice, précise-t-elle. L’art contemporain est une expérience difficile. J’avais peur d’entrer dans une galerie, de poser des questions. Il est difficile d’acheter auprès des galeries qui ne connaissent pas votre collection. Il faut connaître le jargon. » Consciencieusement, elle multiplie lectures et voyages, écumant foires, biennales et Documentas. « Lorsqu’elle voyage, elle ne veut pas rater une seule exposition. Elle doit tout voir, soulever chaque pierre. Elle a plus d’énergie que beaucoup de jeunes », relève Silvia Karman Cubiña, directrice du Moore Space à Miami. L’occupation n’a rien d’un hobby ou d’un life style. « Rosa collectionne en profondeur. Elle n’est pas du genre à acheter une œuvre dans une exposition et puis c’est fini », remarque la consultante américaine Cristina Delgado. Le galeriste new-yorkais Daniel Reich relève pour sa part qu’elle « a une approche intellectuelle de l’art. Elle veut de la cohérence et de la clarté, et s’est donné une mission ».
Sa collection se dérobe à une ligne définie, si ce n’est un tropisme latino et un goût marqué pour la peinture allemande. On y décèle toutefois un fil rouge : l’esprit de l’artiste Felix Gonzalez-Torres. Dans la lignée de ce créateur cubain, dont elle possède un grand ensemble de pièces, Rosa de la Cruz voit l’œuvre comme une possibilité d’échange. Une expérience qui, même à petite échelle, modifie les relations humaines. Cette notion est au cœur du dispositif que la collectionneuse a mis en place chez elle. « Notre maison est devenue un espace public, explique-elle. Après l’avoir visitée, les gens  trouvent l’art contemporain plus humain, ils peuvent vivre avec. Je sais que la prochaine fois qu’ils iront dans un musée ce sera plus agréable pour eux, car on les aura mis dans de meilleures dispositions.»
L’expérience selon Rosa de la Cruz ne peut se construire autour d’un simple accrochage, mais via un projet global. « Rosa a une réflexion dynamique par rapport à l’art d’aujourd’hui, souligne Renaud Sabari, assistant de l’artiste Pierre Huyghe. Elle n’a pas une vision patrimoniale de la collection, mais évolue plutôt dans une logique d’exposition et de production. » Cette logique s’impose il y a trois ans, avec l’achat de la globalité du projet « Ann Lee » (1). « J’aimais cette idée d’œuvre de collaboration, de mort de l’auteur, explique-t-elle. Chaque œuvre existe en tant que telle et peut être montrée seule, mais il est important de présenter l’ensemble. » Réunir toutes les œuvres ne fut pas une mince affaire ! Rosa de la Cruz a dû négocier pendant six mois avec une dizaine de galeries représentant les différents artistes parties prenantes du projet puis créer un environnement sophistiqué et coûteux pour le faire fonctionner.

Outil de pouvoir
Qui dit projet dit aussi espace. Or celui de sa résidence de Key Biscayne, en Floride, frise la saturation. Pour accueillir de nouvelles « folies », Rosa de la Cruz projette de construire un bâtiment, lequel devrait être inauguré au mieux en 2006 dans le Design District de Miami. Pour l’heure, elle envisage de chahuter à nouveau sa maison avec de nouvelles installations de Christian Holstad, Tal R et John Pylypchuk, présentées à l’occasion de la prochaine édition d’Art Basel Miami Beach (lire p. 24). Pour donner une tribune à ces artistes, elle a dû, à contre-cœur, « remballer » l’univers d’Ann Lee.
Bien que rigoureuse, Rosa de la Cruz flirte parfois avec la branchitude. « Elle avait autrefois une position originale. Elle s’est aujourd’hui banalisée en achetant les choses à la mode », regrette un marchand. Un sentiment que conforte l’installation psychédélique et baroque d’assume vivid astro focus présentée chez elle en 2004 lors de Art Basel Miami Beach. « Ce n’est pas psychédélique. Son œuvre est politique, sociale, traite du recyclage. L’artiste a lui aussi supprimé la notion d’auteur en jouant sur la collaboration », insiste Rosa de la Cruz. L’argument ne convainc qu’à moitié. Silvia Karman Cubiña observe pour sa part que « Rosa surveille de près sa collection. Si elle évolue dans une direction, c’est qu’elle le veut bien ». Le mot est lâché. On devine chez Rosa de la Cruz une volonté d’indépendance vis-à-vis des collectionneurs en général, et des moguls [grandes fortunes] de Miami en particulier. L’an dernier, elle s’était pourtant mise au diapason des Rubell pour présenter des spécimens de l’école de Leipzig ! « Les trois collectionneurs de Miami se font la compétition, convient le courtier Philippe Ségalot. Mais Rosa de la Cruz a un regard plus marqué, ciblé. Elle est très méticuleuse, elle a un sens du détail, de la perfection. » Instrument de reconnaissance sociale, la collection est aussi aux États-Unis un outil de pouvoir. Certains reprochent du coup à Rosa de la Cruz de faire la pluie et le beau temps, notamment dans la sélection des galeries locales pour Art Basel Miami Beach. Figure maîtresse dans la mécanique d’attraction de cette foire, la collectionneuse a renoncé cette fois à l’organisation de son grand dîner annuel. « Je l’ai fait quatre ans de suite. Avant, c’était un dîner privé. L’an dernier, j’ai eu plus de 2 000 personnes », explique-t-elle. L’ascendant de Rosa de la Cruz passe aussi par la création en 2001 du « Moore Space », centre d’art destiné à dynamiser la scène artistique de Miami. Outre son autoritarisme sur le plan artistique, ses accointances avec la famille Bush font tiquer professionnels et artistes. « Les de la Cruz sont proches de Bush, mais aussi des démocrates, défend Renaud Sabari. On avait demandé à Carlos [de la Cruz] de participer au gouvernement de Clinton. » L’Amérique est décidément le pays des contradictions !

«Un chaînon »
Tout en cherchant aujourd’hui à resserrer sa collection, Rosa de la Cruz doit lui assurer un avenir. « Ce que je fais, on ne peut pas en hériter. Je ne peux pas imposer ma vie à mes enfants, confie-t-elle Il y a des œuvres qui sont faites pour aller dans des musées, mais je veux qu’elles soient désirées par les musées. » Le désir de la Dia Art Foundation de New York n’a visiblement pas été assez fort puisque le souhait de Rosa de la Cruz de lui offrir le projet « Ann Lee » a tourné court. « C’est un projet que les musées français auraient dû garder, note-t-elle au passage. Cela me fait penser au fait que les principales œuvres de Marcel Duchamp sont à Philadelphie et non à Paris. Il faut sauter sur l’occasion. Cinquante ans plus tard, c’est trop tard. » Et de conclure : « Les musées sont les gardiens de l’histoire, même s’ils changent de directeur. Moi non, je ne suis qu’un chaînon. » Au royaume des übercollectors, Rosa de la Cruz est sans doute la plus lucide.

(1) Ann Lee est un personnage de manga dont les droits ont été achetés à une agence japonaise de création de personnages à la fin des années 1990 par les artistes français Philippe Parreno et Pierre Huyghe. Ce personnage de fiction a ensuite été animé successivement par plusieurs artistes qui en ont proposé chacun une version filmique.

Rosa de la Cruz en dates

1942 Naissance à La Havane (Cuba). 1961 Quitte Cuba. 1987 Premier achat d’une œuvre (Ana Mendieta). 2001 Création du Moore Space à Miami. 2002 Présentation du projet « Ann Lee ». 2005 Exposition « Distance, Jeppe Hein » organisée par Christine Macel au Moore Space (1er décembre 2005-10 mars 2006).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°225 du 18 novembre 2005, avec le titre suivant : Rosa de la Cruz

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