Robert Wilson metteur en scène et collectionneur

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 2 janvier 2014 - 1586 mots

Du Louvre où il expose une partie de ses collections, au Festival d’automne où ses spectacles et son opéra affichent complet, Robert Wilson occupe la scène artistique parisienne.

Il faut dire que c’est une longue histoire d’amour qui lie le metteur en scène d’origine texane à la France depuis plus de quarante ans. Invité par Jack Lang au Festival de Nancy en 1971, celui qui n’était alors qu’un artiste confidentiel de l’avant-garde new-yorkaise (ami d’Andy Warhol et du photographe Robert Mapplethorpe) allait marquer durablement les mémoires. Spectacle sans parole d’une durée de sept heures, son Regard du Sourd se voulait l’exploration de l’univers d’un jeune enfant frappé de surdité, Raymond Andrews, qui n’était jamais allé à l’école, qui ne connaissait pas de mots, et qui « pensait le monde en images ». Dans une lettre posthume à André Breton, Louis Aragon écrira « qu’il n’a jamais rien vu de plus beau dans ce monde depuis qu’il est né ». L’essayiste et romancière américaine Susan Sontag (décédée en 2004), confesse : « Je ne vois pas d’autre œuvre qui soit aussi vaste et qui ait eu autant d’influence. » Repris la même année à l’Espace Pierre Cardin, à Paris, le spectacle contenait déjà en germes toutes les obsessions intimes de Robert Wilson, tous ses procédés esthétiques aussi : une quête de perfection théâtrale reposant sur une séquence de tableaux visuels d’une stupéfiante beauté, une méfiance à l’égard de toute tentation psychologisante ou interprétative, un étirement du temps qui touche au sublime, une dimension onirique qui invite le spectateur à vivre une expérience mystique, proche de l’hypnose…

Mise en scène magnifiée par une lente mécanique
C’est la même absence d’intrigue narrative et quasiment la même durée (4h30 sans entracte) que l’on retrouvera ainsi dans son mythique opéra Einstein on the Beach qu’il cosigne, en 1976, avec son compatriote Philip Glass, le pape de la musique répétitive, et que reprend en janvier le Théâtre du Châtelet pour une poignée de représentations exceptionnelles. Dans ce « maelström d’images, de gestes, de verbes et de sons » (Jérémie Szpirglas), la figure du célèbre physicien a des allures de vieil enfant avec son pantalon à bretelles trop large et sa crinière rebelle. On sait que le dramaturge s’est particulièrement nourri de son expérience d’éducateur spécialisé pour forger la gestuelle mécanique de son personnage, sa posture « décalée » face au présent et aux choses qui l’entourent. Là encore, sa mise en scène obéit à des lois secrètes, quasi mathématiques, et l’espace-temps se dilate pour flirter avec l’immobile… « Éloge de la lenteur » pourrait, en effet, être le titre de bien des créations du dramaturge américain. Et pourtant, peu de créateurs montrent une telle boulimie dans le travail, bousculent autant les fuseaux horaires pour monter aux quatre coins de la planète une kyrielle de productions.

Victime de son succès, Bob Wilson ? Certaines mauvaises langues susurrent que ce plasticien et architecte de formation, intéressé autant par la danse, le design, la vidéo que la musique (il vient de terminer pour le Louvre une nouvelle série de portraits vidéo mettant en scène la sulfureuse Lady Gaga) a établi un gigantesque empire, sorte de « Factory » au sens « warholien » du terme dans laquelle une armada d’assistants et d’élèves œuvre dans l’ombre tutélaire et égocentrique du maître, reproduisant de façon docile toutes les « ficelles » du style wilsonien. À ses détracteurs qui lui reprochent ses « trucs » et son esthétique plaquée de façon artificielle quelle que soit la nature du projet (montées à la Comédie Française en 2004, Les Fables de La Fontaine « ont montré les limites du système », dixit un proche de Muriel Mayette), Bob Wilson vient d’apporter un démenti cinglant avec sa toute dernière création : The Old Woman, présentée en décembre dernier en ouverture du cycle que lui consacre le Festival d’automne. Qu’y voyait-on ? Deux clowns aux visages barbouillés de blanc, sortes de clochards grotesques aux accents beckettiens, qui promenaient leurs silhouettes de funambule dans un décor minimaliste sublimé par les éclairages célestes du magicien Bob. Comme souvent dans les mises en scènes du dramaturge, le miracle repose sur une savante alchimie entre le jeu des acteurs (ici l’Américain Willem Dafoe et le danseur russe Mikhaïl Baryshnikov littéralement « habités » par leur rôle) et cette poésie qui naît soudain de l’irruption du merveilleux, tel ce petit avion rouge traversant l’immensité bleutée de la scène, ou cette chaise surdimensionnée qui semblait hésiter entre trône et siège de tortures…

Un cabinet de curiosités très personnel
Car nul, mieux que Bob Wilson, n’a su apprivoiser l’espace scénique, qu’il a peuplé d’accessoires composant sa grammaire de signes, reconnaissable et inépuisable tout à la fois. Sans doute parce que l’homme avoue être, depuis son plus jeune âge, un collectionneur invétéré. Dans la Salle de la Chapelle du Louvre, où il expose quelques-uns de ses « trésors » (ici une photo de Sarah Bernhardt, là un masque de Nouvelle-Irlande et un Bouddha du Laos, ailleurs une statue tribale de Sumba ou de Bornéo, ou bien encore un rouleau de monnaie en plumes des îles Santa Cruz au design irréprochable…), Bob Wilson est assailli, le jour du vernissage, par une foule d’admirateurs : assistants confits de dévotion, riches mécènes, représentants de la jet-set, amis collectionneurs qui, tous, s’extasient devant ce « cabinet des merveilles » assemblé au fil des rencontres et des voyages par le facétieux Bob. Car derrière l’apparence légèrement hautaine de « l’artiste-officiel » désormais sanglé dans d’élégants costumes assortis d’incongrues baskets, se devine encore le jeune homme qu’il a été, loin des flatteries et des honneurs…

Il suffit ainsi de voir ses yeux bleus briller lorsqu’on lui demande d’évoquer l’histoire de ces escarpins ayant appartenu à Marlène Dietrich, dont il était le fervent admirateur au point d’assister dix-sept fois au même spectacle ! « Quand j’ai rencontré Marlène Dietrich, elle portait ces chaussures, qui étaient ses préférées. Lors de sa dernière apparition théâtrale, en Australie, elle est tombée dans la corbeille des spectateurs et s’est brisé les jambes. J’y assistais et j’ai vu une petite tache de sang se former sur l’une des chaussures. Quelques années plus tard, j’ai racheté cette paire d’escarpins dans une vente aux enchères… », confesse avec pudeur ce grand amoureux des acteurs. On devine la même émotion face à ce petit tableau naïf accroché sur les cimaises du Louvre. « Vers l’âge de douze ans, je me suis rendu à Natchitoches, en Louisiane, pour y visiter la Melrose Plantation. J’y ai rencontré Clementine Hauter, une artiste autodidacte, qui ne savait ni lire ni écrire. Elle fabriquait elle-même ses pigments naturels. Elle s’est mise à peindre des scènes de la plantation (la lessive, les baptêmes, les moissons, les funérailles). J’ai acheté ce tableau pour 25 dollars, alors que je n’avais que douze ans. Il a été le premier de ma collection… », se souvient Bob Wilson.


Mais c’est peut-être dans sa quête inlassable des objets du quotidien que l’on sent, davantage encore, palpiter la passion du collectionneur. Comme s’il ne pouvait exister de hiérarchie entre ce gant d’enfant en laine rose trouvé sur la 7e avenue à New York, (rappel de la fragilité du monde ?), ce masque eskimo cerclé de plumes (que n’aurait guère renié André Breton), cette chaise dessinée par Bob Wilson lui-même pour sa mise en scène d’un opéra wagnérien (assurément l’un des « objets-fétiches » du scénographe), et cette statue en plastique représentant Mickey Mouse.

Un lieu résume, à lui seul, la quintessence des obsessions wilsoniennes : Watermill Center. De cette ancienne fabrique située en plein cœur de Long Island, à deux heures de New York, le créateur a fait son port d’attache et son laboratoire. Doit-on deviner derrière ce souhait d’offrir à de jeunes artistes émergeants un lieu pour explorer des idées innovantes, le souvenir de son éducation religieuse ? « J’ai grandi dans une famille très pieuse et très puritaine. Mon père versait toujours une obole à l’église. “Il faut redonner à la terre ce que tu as reçu”, me disait-il. Je ne l’ai jamais oublié », résume sobrement Bob Wilson.

C’est donc entre les murs de Watermill que ce boulimique arpenteur de scènes et de songes entrepose sa collection de masques tribaux et de céramiques chinoises, anime des ateliers fort courus et supervise enfin les titanesques projets qui seront mis en œuvre dans l’année. Là encore, les mauvaises langues crient au scandale, en évoquant les montants astronomiques des frais de production. D’autres stigmatisent les rituels dont s’entourent le « roi Bob » et sa cour. Parodiant les récits d’explorateurs du XVIIIe siècle, le conservateur Philippe Malgouyres – qui assure pourtant le commissariat de l’exposition du Louvre Living Rooms – signe ainsi un caustique pamphlet intitulé Voyage en grande WILSONIE (éditions Triartis). Pas certain que l’intéressé – s’il l’a lu – ait beaucoup apprécié…

ROBERT WILSON EN DATES

1941 Naissance à Waco, au Texas (États-Unis)

1971 Le Regard du Sourd, donné au Festival de Nancy, lui apporte la consécration internationale

1972 Première invitation au Festival d’automne à Paris

1976 Création au Festival d’Avignon de Einstein on the Beach de Philip Glass, dont il signe la mise en scène

1991 La Flûte enchantée de Mozart, à l’Opéra Bastille

1996 Il devient membre de l’Académie des arts de Berlin

2013 Portrait de Robert Wilson dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Le Louvre invite Robert Wilson/Living Rooms. Création de The Old Woman de Daniil Kharms au Théâtre de la Ville

2014 Reprise de Einstein on the Beach au Théâtre du Châtelet

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°404 du 3 janvier 2014, avec le titre suivant : Robert Wilson metteur en scène et collectionneur

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