Art contemporain

Richard Serra

sculpteur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 6 mai 2008 - 1487 mots

Irréductible et engagé, parfois controversé, le sculpteur Richard Serra est à l’honneur pour la 2e édition de « Monumenta ».

Une affiche anti-Bush accueille d’emblée le visiteur dans son atelier. Ce n’est pas d’art, mais de politique que le sculpteur Richard Serra parle en premier. « La psychologie de l’Amérique est déprimante et tout le monde est responsable d’avoir voté pour un régime qui dépense des millions de dollars dans une guerre », martèle-t-il en ajoutant : « Une personne sur cent est en prison, le système carcéral est une industrie de pointe aux États-Unis. » De fait, chacun de ses commentaires artistiques se larde d’une critique des dérives conservatrices de la société américaine. Mais, précise-t-il : « je ne veux pas de politique dans mon art. Mon travail a ses propres nécessités, ses propres raisons d’exister ». Intimidant, prompt au débat, Richard Serra cherche plus volontiers un bretteur qu’un interlocuteur. « Serra appartient à cette catégorie d’artistes qui en gros savent une fois pour toute où ils veulent aller, indique Alfred Pacquement, directeur du Musée national d’art moderne et commissaire de « Monumenta » au Grand Palais. Il ne fait pas de retour en arrière par rapport à son idée première. C’est le chemin droit, sans à peu près. » Tellement droit qu’il a bravé l’avis des ingénieurs lui conseillant de réaliser ses Ellipses en béton. « Il est direct et coriace, confie Ernst Fuchs, le constructeur de ses sculptures depuis trente ans. Il sait ce qu’il veut dès le départ et ne change pas d’avis. Si la pièce est difficile à réaliser, c’est mon problème, pas le sien, et ça me va. » Réputé autoritaire, l’artiste est devenu plus ductile, sans doute au gré de ses Ellipses enveloppantes. « Je suis impatient et j’ai appris à devenir patient, admet l’intéressé. C’est la nature de ce que je fais qui m’y a contraint. On ne peut pas bouger des tonnes d’acier et continuer à être impatient ! »

Le goût de l’acier
Jeune étudiant à Yale, Serra se destine d’abord à la peinture. Un séjour à Paris en 1964 lui fait découvrir Giacometti et la reconstitution de l’Atelier Brancusi. En Italie, il expose une curieuse installation, Animal Habitats live and stuffed, assemblage d’animaux vivants et empaillés, avant d’opter pour des vecteurs plus « solides ». Après avoir joué de l’élasticité du caoutchouc associé au néon, puis des projections de déchirures de plomb au sol avec les Splash Pieces, Serra s’est attaqué à l’acier. « J’aime l’acier pour ses propriétés, je peux utiliser son poids, sa tension. Vous pouvez le plier, mais vous ne voulez pas le fracturer », explique-t-il. Pour l’historien de l’art Benjamin Buchloh, cette œuvre emprunte à l’esthétique du travail et de la production, opposée à celle du ready-made et du design industriel. « Je ne veux pas concurrencer les objets de consommation courante comme les voitures, renchérit Serra. Je laisse l’acier brut et inoxydable, car je ne suis pas un peintre, je ne le veux pas spectaculaire. »
Il s’attache à injecter de la logique dans la matière, d’où son protocole rédigé en 1967-1968 via la Verb list, comprenant aussi bien des verbes comme « tournoyer » que des noms comme « gravité ». Ce bréviaire proche de la démarche des artistes conceptuels n’a rien d’anodin. Exégète rigoureux de son art, le sculpteur use d’un vocabulaire aussi précis que lapidaire. « Ce qui m’intéresse, c’est l’invention, l’évolution et l’intention de la forme, explique-t-il. La forme n’a pas de valeur en tant que telle, c’est une idée qui structure le temps. La forme doit changer avant que le contenu ne change car son évolution entraîne celle du contenu. » La sculpture selon Serra n’a rien d’une figure sur un piédestal, ou d’une ronde-bosse dont il suffirait de faire le tour. Elle induit, comme celle de Carl Andre, une expérience physique, une déambulation d’où le titre de Promenade choisi pour l’installation de cinq plaques verticales de 17 mètres de haut et 75 tonnes chacune, dans le cadre de « Monumenta » au Grand Palais (7 mai-15 juin). Ses jeux de déséquilibres suscitent surtout chez les « promeneurs » des sentiments mélangés de vertige et de fragilité.
Dès ses premières œuvres, l’artiste prend les paradigmes du minimalisme à rebrousse-poil. Dans son film Hand scraping (1968), il réintroduit la main de l’homme, si absente du travail des minimalistes. « Serra répondait aux matériaux et morphologies de Judd, à ses surfaces en aluminium et Plexiglas, et à sa coquette transparence chromatique par une emphase nouvelle sur l’opacité et l’achrome », rappelle Benjamin Buchloh. Serra n’est d’ailleurs guère amène avec ses aînés ou ses contemporains. « Les minimalistes ont rompu avec une vision romantique et sont tombés dans la spécification de l’objet, explique-t-il. Le sous-texte restait la peinture. Judd, c’est de la couleur sur les murs et dans des boîtes, c’est du post-Barnett Newman, alors que Richard Long ou Robert Smithson ne pensaient pas en termes de peinture, mais de durée, d’espace, d’expérience. » On l’aura compris, cet ancien élève d’Albers qui reconnaît sa dette envers Jackson Pollock, a un compte à régler avec la peinture, mais aussi avec un certain art américain porté sur le baroque. « Beaucoup d’œuvres de l’art américain aujourd’hui sont liées à un esprit « Toys “R” Us », un Surréalisme post-pop, de nouveaux assemblages post-Rauschenberg, poursuit-il. Ce que j’espère voir, c’est une disjonction. »
La commande publique en prend aussi pour son grade : « L’art dans l’espace public est si terrible parce que la sculpture ne tient pas compte de la contingence du contexte. Mettre juste une sculpture dehors ne marche pas. » Si Serra ne travaille pas par simulation, il jouit d’une logique intuitive, souvent en tension avec l’architecture. « Il est critique avec l’architecture qui joue sur la peau, l’enveloppe, l’artifice, précise Alfred Pacquement. Il est sensible à celle qui structure, celle des ingénieurs. Lui-même pense plus en structure qu’en volume. » L’intéressé ne goûte guère au parallèle qu’entraînent certaines de ses sculptures avec le processus architectural. « Il n’y a pas de finition dans mes sculptures, de fonctionnalité, défend-il. Si mon propos est assez clair, vous sentez l’expérience de la sculpture qui fait disparaître l’architecture, et la fait passer pour de la scénographie, pour quelque chose d’ornemental. » Au Guggenheim Museum de Bilbao, ses Ellipses sinueuses semblent engager un bras de fer – ou de velours – avec les volutes de Frank Gehry. Il est ainsi ironique que cet homme, qui eut notamment maille à partir avec l’architecte Robert Venturi, ait accepté le rôle de l’architecte Hiram Abif dans le film Cremaster III de Matthew Barney… « Mes relations avec les architectes ont été au mieux mitigées, au pire hostiles, admet-il. Les architectes veulent que vous embellissiez leurs bâtiments, pas que vous interagissiez de telle sorte que l’espace fonctionne différemment ou révèle des choses critiques sur ce qu’ils ont pu faire. »

Un procès retentissant
On comprendra que ses œuvres, d’une dureté parfois mal perçue par le monde environnant, aient longtemps suscité des réactions violentes, jusqu’au retentissant procès pour Tilted Arc (1981, Federal Plaza, New York). En 1985, un juge exige le retrait de cette pièce commandée pourtant par le programme « Art dans l’architecture » de l’administration générale américaine. Cette gigantesque sculpture sera démontée quatre ans plus tard. De même à Paris, Clara-Clara (1983) fut déplacée des Tuileries au Parc de Choisy, puis remisée dans les caves de la Ville de Paris, faute de succès auprès des riverains (1). Deux accidents altèrent aussi la perception de son travail. En 1971, à Minneapolis (Minnesota), la chute d’un élément entraîne la mort d’un ouvrier lors du démontage, l’erreur incombant finalement au fabricant et aux installateurs. Dix-sept ans plus tard, deux ouvriers sont blessés, cette fois à la galerie Leo Castelli à New York.
La réception du travail de Serra change du tout au tout avec ses premières Ellipses en 1997, inspirées par sa visite de l’église Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines de Borromini à Rome. L’âpreté répulsive fait place à des bouffées d’émotion pure. « Autrefois, le matériau brut semblait abrasif, difficile alors que maintenant beaucoup d’architectes l’utilisent, explique Lynn Cooke, ancienne directrice du Dia Center à New York qui vient de rejoindre le Musée Reina Sofia à Madrid. L’idée d’expérience physique est aussi entrée dans les mœurs. Les gens ont trouvé les Ellipses physiquement stimulantes, lyriques, inattendues. Ils les ont expérimentées seuls, sans avoir besoin de textes critiques, de l’aval d’historiens de l’art qui leur diraient : c’est bien. » Avec ces formes populaires, tout en rondeur, Serra s’abandonne à la séduction qu’il avait soigneusement évitée. Aurait-il atteint la sérénité de l’artiste qui n’a rien à prouver ? Pas sûr, car l’homme reste sur le qui-vive, évitant la formule ou le système. Le dernier mot de sa Verb List n’est-il pas « continuer »

(1) Clara-Clara réinstallée dans les Tuileries du 14 avril au 3 novembre en partenariat avec « Monumenta 2008 ».

Richard Serra en dates

1939 - Naissance à San Francisco (Californie)
1967 - Verb List
1983 - Clara-Clara dans les Tuileries à Paris
1989 - Démontage de Tilted Arc à New York
2005 - « The Matter of time », Guggenheim Museum, Bilbao
2007 - Rétrospective au Museum of Modern Art (MoMA) à New York
2008 - « Monumenta » (7 mai-15 juin)

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°281 du 9 mai 2008, avec le titre suivant : Richard Serra

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque