Per Kirkeby

Résister à la lisibilité

La rétrospective bruxelloise tente de cerner les multiples préoccupations de l’artiste danois

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 28 février 2012 - 702 mots

BRUXELLES - Per Kirkeby (né en 1938) est un artiste rare. La dernière occasion de le voir en France dans un accrochage personnel remonte à 1995, au Musée des beaux-arts de Nantes. C’est une raison suffisante pour ne pas rater la rétrospective que Bozar lui consacre à Bruxelles, mais certainement pas la seule.

Intelligent, l’accrochage globalement chronologique témoigne de la grande diversité des préoccupations de l’artiste, y compris les plus surprenantes. Presque centrale dans le parcours, une petite salle regroupe une dizaine de tableaux de Kurt Schwitters pour le moins inattendus : des paysages classiques, réalistes, exécutés lors de séjours en Norvège dans les années 1930, vraisemblablement à des fins alimentaires. La fascination exercée sur Kirkeby par ces travaux n’est en rien anodine, pour qui a déclaré « [avoir] toujours eu une conception démodée de la peinture – de la manière de faire des peintures ». Si le qualificatif « démodé » s’entend comme à contre-courant, l’approche picturale développée par le peintre danois confirme en effet cette assertion tant il s’est, toute sa carrière durant, montré rétif à l’idée même de style. « Une peinture n’est pas seulement un objet artisanal soumis aux modes passagères. Une vraie peinture est hors du temps. Et hors de l’idée de goût. Les «vraies» peintures sont étonnamment fuyantes par la forme aussi bien que par le style », affirme-t-il également. Basculant résolument vers l’abstraction dès la fin des années 1970, il ne s’interdit jamais de revenir à des éléments figuratifs, comme dans une série peinte sur de la masonite noire. Dès 1965 et une série de « Clôtures » figurant des barrières derrière lesquelles se déploient des paysages abstraits, l’artiste avait d’ailleurs introduit dans son travail cette dichotomie qui ne l’a jamais quittée, comme en témoigne sa sculpture, elle, essentiellement d’inspiration figurative. C’est un autre intérêt de l’exposition que de rendre présente et nombreuse sa pratique du bronze qui, à l’inverse de sa peinture, se focalise sur le corps humain sans toutefois lui dénier quelques caractéristiques installant des analogies avec la nature. Le corps aux modelés expressifs est ici fragmenté et souvent s’y fait jour l’ouverture, voire la déchirure béante, ouvrant des voies de passage.

Immense coloriste
La liberté de Kirkeby le conduit à emprunter des chemins divers qui affichent pourtant une cohérence. S’il attaque les années 1960 avec une esthétique empruntant au collage les effets visuels de l’accumulation, il ne se calque pas sur la technique puisque chez lui tout est peint. Le style varie au fil du temps, évoluant vers une abstraction plus expressionniste dans les années 1980, alors qu’il vit en Allemagne, avant d’imposer au tableau un rythme plus nerveux lors de la décennie suivante, fruit d’une structuration encore accentuée. Immense coloriste il fait précisément tenir, le plus souvent, l’organisation de son travail par le jeu des coloris mêlés où toujours est mis l’accent sur les tons intermédiaires. Géologue de formation, Kirkeby porte une attention particulière à la structure du tableau, qui va donc croissante avec le temps et entretient chez lui deux obsessions fondamentales : cette alerte constante envers la nature et ce qu’elle délivre d’atmosphères, et un traitement complexe de la surface picturale où deviennent essentielles les idées de stratification et de sédimentation permettant de construire le tableau en profondeur, en évitant de permettre une lecture instantanée. C’est que pour l’artiste « le monde doit être compris de l’intérieur » ! Jamais naturaliste, il fait montre d’une approche phénoménologique du paysage en ce qu’il ne peint pas un motif mais une perception de celui-ci, soit un mélange de l’expérience et du souvenir. Avec sa façon particulière de faire se fondre plans et niveaux, Kirkeby pose finalement la question de la lisibilité du tableau et de sa non-compréhension immédiate. Ce faisant, il affirme la nécessité d’une résistance à la vitesse et au flux continu, visuel et verbal, du monde comme il va.

PER KIRKEBY, AND THE « FORBIDDEN PAINTINGS » OF KURT SCHWITTERS

Commissaire : Siegfred Gohr
Nombre d’œuvres et documents : environ 180

Jusqu’au 20 mai, Bozar – Palais des beaux-arts, rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles, tél. 33 2 507 82 00, www.bozar.be, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi 10h-21h. Catalogue co-édition Bozar books & Baï Publishers, 200 p., 36,50 € , ISBN 978-90-8586-625-1

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°364 du 2 mars 2012, avec le titre suivant : Résister à la lisibilité

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