Paris

Regards dans le désordre du monde

Le Journal des Arts

Le 7 juin 2011 - 623 mots

Trois figures de la photographie japonaise tentent de capter l’identité de leur pays bouleversée par la modernité.

PARIS - « Tokyo-e ». Sous ce titre homophone signifiant en japonais « vers Tokyo » ou « images de Tokyo », l’exposition organisée jusqu’au 21 août par le BAL, à Paris, confronte les chroniques singulières (de 1958 à 1989) de Yukichi Watabe (1924-1993), Yutaka Takanashi (né en 1935) et Keizo Kitajima (né en 1954), trois figures de la photographie documentaire japonaise en quête d’un nouveau langage. « La concomitance de deux mouvements contraires exprime le paradoxe de la photo japonaise : fixer un réel qui se dérobe car le monde est un flux et, au même moment, figer l’apparence des choses », définit Diane Dufour, commissaire et directrice du BAL. Cette scène peu explorée éclaire une histoire de la photographie nippone qui reste fragmentée en France.
« Tokyo-e », un titre en trompe-l’œil. L’exposition déborde du cadre de la capitale japonaise pour questionner l’uniformisation mondiale. Le focus porte sur l’effervescence créative des années 1950-1980 au Japon, mettant en images le trouble identitaire d’un pays ruiné par la Seconde Guerre qui renaît géant économique sous la férule américaine. Ce sort étrange transparaît dans la série métaphorique Une enquête criminelle (1958) : aux côtés de la police, le jeune reporter Yukichi Watabe suit la piste d’un meurtrier usurpateur d’identités ayant démembré sa victime. L’enquête, exposée en séquences, mène dans les bas-fonds d’un Tokyo en mutation. Ce polar décousu allie les codes du photojournalisme en noir et blanc à une narration cinématographique libre. L’épilogue voit le policier et le reporter perdre le fil de leur propre identité.
 
Enfant de Tokyo, Yutaka Takanashi documente à Shitamachi, un quartier populaire de la ville, le sentiment de la perte qui a hanté la littérature d’après-guerre. Le cofondateur du magazine-manifeste Provoke, en 1968, rompt alors avec le grain, le flou, le bougé de son livre culte Toshi-e (Vers la ville, 1974), récemment réédité, pour fixer, sans nostalgie dit-il, dans sa série Machi (La Ville, 1975) les traces d’un vécu évanescent. Dans ces portraits d’intérieurs en couleurs, la modernité, américanisée, de la société nippone s’insinue au détour d’une livraison de Coca-Cola dans des échoppes. « Au contraire de Toshi-e, où mon corps s’exprimait dans les images, je me suis effacé dans Machi pour faire apparaître, par de longs temps de pose, cette petite luminosité que l’on dit métaphorique des quartiers populaires », explique Takanashi. À 1 562 kilomètres de là, l’île d’Okinawa, base militaire américaine contestée, illustre le chaos engendré par une rencontre culturelle forcée. Formé dès 1975 par Nobuyoshi Araki et Daido Moriyama à la Workshop Photography School, créée à Tokyo par le radical Shomei Tomatsu, Keizo Kitajima scrute, dans sa série Koza (1975-1980), le quartier des plaisirs d’Okinawa. Ses portraits ambigus de soldats en goguette et de prostituées autochtones revisitent la puissante série Chewing-gum et chocolat (1958-1962) de Tomatsu. Marqué par l’œuvre d’Eugène Atget, Weegee, William Klein et Andy Warhol, Kitajima innove à travers une performance mensuelle, éditée en livrets. « À partir de 1968, le concept de kiroku [document] a rejeté l’expression personnelle. Seules m’importaient l’instantanéité, l’image produite par accident », se souvient-il. 

Portraits sans identité
Au BAL, sa fameuse série Tokyo Photo Express (1979) assemble des instantanés bruts, surexposés, développés à l’éponge sur les murs de Camp, la première galerie indépendante fondée à Tokyo en 1975 avec Daido Moriyama. « Tokyo-e » s’achève sur ses « non-portraits », sans identité, captés à Berlin, New York ou Pékin entre 1983 et 1989. « Les interactions intenses avec l’individu n’existent plus dans les villes dépourvues de caractère », conclut cette figure de la photographie de rue convertie au studio. 

TOKYO-E

Commissariat : Diane Dufour, directrice du BAL

Nombre de photographies : 146

Tokyo-e : Keizo Kitajima, Yutaka Takanashi, Yukichi Watabe

Jusqu’au 21 août, Le BAL, 6, impasse de la Défense, 75018 Paris, tél. 01 44 70 75 50, www.le-bal.fr, tlj sauf lundi et mardi 12h-20h, jeudi jusqu’à 22h, samedi 11h-20h, dimanche 11h-19h. Réédition en fac-similé de la série Tokyo Photo Express de Keizo Kitajima, coéd. Le BAL et Steidl, 98 € le coffret. A Criminal Investigation de Yukichi Watabe, coéd. Le BAL et Xavier Barral, 100 p., 45 €, ISBN 978-2-9151-7382-6

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°349 du 10 juin 2011, avec le titre suivant : Regards dans le désordre du monde

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