Art contemporain

Prune Nourry au kaléidoscope

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 23 février 2022 - 1309 mots

L’artiste ne se laisse décidément enfermer dans aucune case. À Genève et à Versailles, Prune Nourry signe ce mois-ci les décors d’Atys, une tragédie lyrique en cinq actes inspirée d’Ovide, sur une partition géniale de Lully.

Prune & friends…

Combien d’artistes peuvent-ils se targuer de partager sur leur page Instagram des photos d’eux en compagnie d’Angelina Jolie, Matthieu Chedid et Daniel Pennac, Ai Weiwei, « Bob » de Niro, Agnès Varda, Vincent Cassel ou le musicien Jon Batiste, Oscar et Golden Globes de la « meilleure musique de film » en 2021 pour Soul ? À seulement 37 ans, Prune Nourry, elle, le peut sans ne rien perdre de sa simplicité ni de sa disponibilité. La preuve : née en 1985 à Paris, la sculptrice vous reçoit dans son nouvel atelier parisien, thé matcha à la main. Les jambes repliées sur sa chaise, elle se soumet au jeu de l’entretien avec un naturel chaleureux et un professionnalisme déconcertant. Même lorsqu’elle vous signifie une heure et demie plus tard que son travail l’appelle, elle prend encore le temps de vous faire faire le tour de son atelier. Pourtant, Prune Nourry n’a pas de temps à perdre. À l’affiche ce mois-ci d’Atys au Grand Théâtre de Genève (GTG) et à l’Opéra royal de Versailles, un projet qui lui aura demandé un an de travail, Prune Nourry prépare en même temps plusieurs autres propositions pour Londres, l’Afrique de l’Ouest, le Sud de la France… Ainsi a-t-elle fait réaliser l’été dernier 18 000 briques en terre crue pour la création – en cours – d’une sculpture monumentale pour le domaine Château La Coste, près d’Aix-en-Provence. « Ce sera une femme », consent à dévoiler l’artiste qui veut garder l’effet de surprise… La femme, sujet central de l’œuvre de Prune Nourry.

La sculpture, encore et toujours

Photographie, film, installations, performances… Prune Nourry passe d’un média à l’autre avec une efficacité désarmante. Pourtant, c’est à la sculpture que l’artiste revient toujours. Formée à la sculpture sur bois à l’École Boulle, où elle a obtenu son diplôme avec les félicitations du jury en 2006, elle se revendique avant tout sculptrice. Et lorsque certains projets monumentaux peuvent embarquer plusieurs collaborateurs et l’éloigner de la pratique, c’est pour mieux y revenir ensuite, en modelant, par exemple, les bustes de non-voyants directement dans de l’argile (Projet Phenix, présenté à la Galerie Templon à l’automne 2021).

La sculpture déjà quand, en 2010, Prune Nourry abandonne dans les rues de New Delhi des œuvres mi-fille mi-vache et documente ainsi la réaction des hommes dans une société qui privilégie les hommes (Holy Daughters). La sculpture encore quand, en 2015, l’artiste enterre en Chine, dans un lieu tenu secret, une armée de cent huit filles en terre cuite pour dénoncer la sélection par le sexe de la société chinoise (Terracotta Daughters). La sculpture toujours lorsqu’en 2020, Prune Nourry signe une installation monumentale au Bon Marché Rive gauche, à Paris : un sein-cible visé par 888 flèches en bois, laiton et plumes, dont la vente financera l’édition d’un livre témoignage distribué aux femmes atteintes d’un cancer (L’Amazone érogène). « La sculpture, c’est ma colonne vertébrale », martèle celle dont l’engagement n’a jamais pris le dessus sur son travail d’artiste.

Raconteuse d’histoires

Mais par quelle flèche Angelin Preljocaj a-t-il été piqué ? C’est en effet le chorégraphe, metteur en scène d’Atys, qui a soufflé le nom de Prune Nourry à l’oreille d’Aviel Cahn, l’audacieux directeur du GTG, pour la réalisation des décors de la tragédie lyrique qui fut créée par Jean-Baptiste Lully (musique) et Philippe Quinault (livret) en 1676. Une première pour cette artiste plasticienne qui, sans être une habituée de l’opéra, se souvient encore d’un Faust dont la mise en scène l’avait, adolescente, marquée. Preljocaj a semble-t-il découvert le travail de Prune Nourry avec l’exposition « Catharsis », en 2019, à la Galerie Daniel Templon (Paris). Morceaux d’un corps démembré (bras, jambe et sein en bois calciné selon la technique japonaise du shou-sugi-ban), flèches et cible…, l’exposition s’inspirait des objets votifs que l’on trouve dans de nombreuses cultures pour remercier un dieu, une déesse, ou invoquer son intercession. Preljocaj a sans aucun doute été séduit par la capacité de l’artiste à donner forme à des histoires, comme à donner naissance au merveilleux. Comme, aussi, à se mesurer au monumental : « Catharsis » est en effet né en 2018 d’une sculpture en béton de 4 m aux yeux de verre (Amazone), inspirée de la représentation d’un marbre antique conservée au Met, à New York. Mais, nul doute qu’Angelin Preljocaj a également gardé en mémoire cette œuvre hypnotique : River Woman (« femme rivière »). Réalisée pour l’exposition « Glasstress », lors de la Biennale de Venise de 2019, cette sculpture suggère un corps dépecé, un écorché de verre dont le réseau de veines et de nerfs évoque la forme d’un arbre. Un peu comme le corps d’Atys transformé en pin par Cybèle à la fin de l’acte 5.

Jouer collectif

À la direction musicale : Leonardo García Alarcón. À la mise en scène : Angelin Preljocaj. Aux costumes : Jeanne Vicérial. Aux lumières : Éric Soyer. Aux décors : Prune Nourry… Et pour faire dialoguer tout ce beau monde ? « Une liste de mots-clés », raconte Prune Nourry : « métamorphose », « rituel », « fractal »…, soit autant de concepts qui irriguent depuis plus de dix ans son travail. Mais Prune Nourry avait déjà l’habitude de jouer collectif, de s’entourer d’artisans et de Franck Barboiron, « [son] incroyable bras droit et maître-mouleur qui a réussi ce moulage très difficile », en parlant de la sculpture en bronze Atys 3 qui sera présentée sur le stand du GTG au salon Art Genève, du 3 au 6 mars 2022. « Je suis toujours à l’écoute des savoir-faire », ajoute Prune Nourry, qui confie avoir aimé collaborer avec les techniciens des ateliers du GTG, qui ont rendu possible « ce jeu d’équilibriste entre [sa] créativité et les contraintes techniques ». Inutile, cependant, d’en demander davantage sur la nature des décors, on n’en saura rien avant la première ou presque : une montagne, un temple, une forêt, un fleuve… et un univers très personnel. « Par son décor, Prune Nourry va sortir Atys du “baroquisme” pour l’emmener vers quelque chose de plus épuré mais de très expressif. Prune est venue avec son univers qu’elle a réussi à transposer sur scène », juge Aviel Cahn, qui a par le passé collaboré avec Jan Fabre et Marina Abramovic, et qui annonce pour bientôt un Turandot (Puccini) avec teamLab et un Saint François d’Assise (Messiaen) avec Adel Abdessemed.Marabout, bout de corde…

« La transformation d’Atys en pin est un sujet très actuel : celui de notre relation à la nature », analyse Prune Nourry, qui développe volontiers la pensée de Philippe Descola sur ce thème. L’artiste ne cache pas son intérêt pour les sciences et leur philosophie : « Les scientifiques et les artistes partagent beaucoup de choses en commun, à commencer par le conceptuel et la sérendipité », dit la sculptrice, qui, lorsqu’elle retourne la caméra vers elle et son propre cancer en 2019, intitule son documentaire Serendipity. De fait, les questions scientifiques, souvent bioéthiques, sont au cœur de son travail. En 2009, déjà, Prune Nourry invitait les convives de ses « dîners procréatifs » à réfléchir à l’eugénisme et au concept de « l’enfant à la carte », sujet repris en 2015, en Chine, avec ses Terracotta Daughters. Mais là où d’autres s’arrêtent aux seules questions, Prune Nourry, elle, les dépasse pour faire œuvre. Pour cela, elle sait pouvoir s’appuyer sur une ficelle : la concaténation, cette figure de style qui consiste à enchaîner les anadiploses pour former une suite verbale ou d’idées : marabout, bout de ficelle, ficelle de… « corde », ce mot interdit au théâtre, qui évoque à l’artiste les cordes vocales, la théorie des cordes (qui réconcilie l’infiniment grand et l’infiniment petit), etc. Et cela finit par lui inspirer des sculptures en bronze à partir de cordes moulées (Atys 3) et, finalement, par envahir la scène du GTG. Ce que l’artiste appelle aussi sérendipité.

Atys,
tragédie en musique de Jean-Baptiste Lully sur un livret de Philippe Quinault d’après Ovide. Du 27 février au 10 mars 2022 au Grand Théâtre de Genève (www.gtg.ch) et du 19 au 23 mars à l’Opéra royal de Versailles (www.chateauversailles-spectacles.fr).

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°752 du 1 mars 2022, avec le titre suivant : Prune Nourry au kaléidoscope

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