Picasso, retour en grande pompe

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 18 novembre 2014 - 1539 mots

Après cinq ans de fermeture, à Paris, le Musée national Picasso rouvre ses portes entièrement rénové et avec un nouvel accrochage qui rend justice à l’œuvre du maître, faisant ainsi oublier les mois de conflit qui ont précédé l’événement…

Le 25 octobre 2014, Pablo Picasso aurait eu 133 ans. Un anniversaire qui serait passé inaperçu s’il n’avait pas été choisi comme date symbolique de la réouverture du Musée national Picasso. Après cinq années de fermeture, le public était au rendez-vous : en un après-midi, plus de 4 000 personnes ont ainsi défilé dans le musée parisien réouvert. Un chiffre considérable, compte tenu de la jauge relativement faible du site qui, bien que doublée grâce aux travaux, ne peut accueillir que 650 personnes simultanément. Les premiers visiteurs ont été précédés par le président de la République lui-même, accompagné d’une partie de la famille du peintre et de Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication. C’est un François Hollande en verve qui a salué « l’un des plus beaux [musées] du monde », mais « aussi l’un des plus émouvants parce qu’il restitue le travail acharné, considérable, prolifique de l’artiste le plus connu du XXe siècle ». L’inauguration se voulait solennelle et festive, afin de faire oublier les polémiques générées par cinq ans de fermeture, des tensions internes, un calendrier de chantier plusieurs fois bouleversé et, surtout, le limogeage musclé de sa présidente en mai dernier. Anne Baldassari a ainsi dévoilé l’accrochage inaugural qu’elle a orchestré en présence de son successeur, Laurent Le Bon. « Je crois que là on aura vraiment le meilleur de Picasso », a reconnu ce dernier, félicitant le travail de la commissaire.

Un musée fluide et moderne
Inutile de faire durer le suspense, les retrouvailles avec le musée sont effectivement réussies. À commencer par la renaissance de l’écrin des collections ; l’hôtel Salé, majestueux édifice du Grand Siècle construit par Jean Boullier. Ce haut lieu patrimonial, meurtri par une succession d’affectations, avait été choisi en 1974 pour accueillir la dation Picasso. « Cette demeure du XVIIe a fait l’unanimité, car elle évoquait les lieux dans lesquels Picasso aimait vivre », rappelle Marie-Laure Bernadac, conservatrice qui avait participé à l’ouverture du musée en 1985. Le monument avait ensuite été aménagé par Roland Simounet dont l’ambitieux projet, prévoyant la création de nombreux niveaux et une circulation aérée, avait malheureusement été revu à la baisse à cause de coupes budgétaires. Progressivement mité par les espaces administratifs et des installations techniques vieillissantes, le site était devenu illisible et labyrinthique. Sa rénovation confiée à Jean-François Bodin entendait non seulement mettre le lieu en conformité avec les nouvelles normes de sécurité, de conservation et d’accueil des publics, mais aussi dégager davantage d’espace. C’est chose faite puisque, pour la première fois, l’intégralité de l’hôtel Salé est offerte à la visite grâce au déménagement des bureaux et des réserves. « L’enjeu était de restaurer l’œuvre de Simounet tout en l’adaptant aux nouvelles normes et techniques, mais en essayant que cela soit le moins visible possible », résume l’architecte. Pari réussi, car la boîte moderniste de Simounet avec ses salles blanches nimbées de lumière retrouve aujourd’hui sa fraîcheur et sa fluidité. Tandis que l’ensemble du bâtiment jouit d’une impression nouvelle d’espace grâce à la recréation des grandes enfilades côté cour et jardin. Au final, ce chantier de 51 millions d’euros – dont 32 millions apportés par les expositions itinérantes tant décriées – a permis de gagner environ deux étages et de passer d’une surface d’exposition de 1 600 à 3 600 m2. Cette refonte s’est accompagnée d’une restauration des parties historiques, menée par Stéphane Thouin, portant sur le grand escalier, les décors sculptés et la cour d’honneur enfin praticable, même en talons hauts !

Un parcours étendu et transversal
Dans ce lieu repensé se déploient aujourd’hui environ quatre cents œuvres couvrant toutes les périodes et toutes les techniques du maître. Une sélection puisée dans un trésor inestimable : la dation Picasso qui compte près de cinq mille œuvres, dont environ trois cents peintures et autant de sculptures. Soit la plus grande collection publique dédiée à l’Andalou, mais aussi la plus belle, puisqu’il l’a lui-même élaborée et conservée tout au long de sa vie. L’accrochage a opté pour un concept dans l’air du temps : la transversalité. Finies donc les salles consacrées à un seul médium ou à une période qui peinent à traduire l’unité mais aussi la diversité d’un créateur aussi prolifique et caméléon. Peintures, sculptures, dessins, gravures, assemblages, céramiques ou encore photographies cohabitent désormais et permettent de mieux comprendre la révolution picassienne. « Le propos de l’accrochage est de sortir de l’approche purement biographique et de montrer les lignes de force et le renouvellement perpétuel de Picasso, en même temps que la pérennité de
certaines recherches », explique Anne Baldassari. Après avoir pénétré dans les anciennes écuries transformées en agréable hall d’accueil, la visite peut commencer. Outre le parcours principal, un peu pompeusement baptisé « Magistral Picasso », le visiteur peut également découvrir deux circuits complémentaires : les caves qui évoquent ses ateliers successifs, et sa collection particulière qui réunit ses maîtres et pairs au troisième étage sous les charpentes baroques. Les plus pressés s’orienteront vers le parcours principal déjà très dense ; mais on ne saurait que trop leur conseiller un détour par la collection particulière qui réserve de belles surprises. Dans un esprit de cabinet, les œuvres de l’Espagnol ont été judicieusement placées en vis-à-vis des pièces qu’il a échangées avec ses contemporains ou qu’il a achetées au faîte de sa gloire. Les cimaises détaillent ses affinités électives : Degas, Renoir, Cézanne, Modigliani, Miró, Braque, sans oublier Matisse, l’éternel rival. Le circuit sur les ateliers se révèle, en revanche, plus laborieux, car malgré la qualité indiscutable de certaines pièces, elles semblent réunies de manière un peu artificielle.

Un accrochage irrigué par la pluralité des esthétiques

Le centre névralgique de la collection se trouve réellement dans le parcours principal. Contrairement à l’ancien circuit qui commençait à l’étage noble, celui-ci débute désormais dès le rez-de-chaussée. Sur trois étages, il déroule un fil chronologique tout en ménageant des séquences thématiques. La première grande salle donne le ton avec une superbe réunion de portraits qui condense les différentes manières de Picasso, en se payant le luxe de présenter son premier et son ultime autoportrait. L’icône de la période bleue jouxte ainsi le spectral Jeune Peintre de 1972. Le parcours raconte ensuite la révolution cubiste dans un circuit plus étendu qu’auparavant qui présente de belles sections, dont celle dédiée à la genèse des Demoiselles d’Avignon – conservé au MoMA – et la dernière salle où abondent les pièces majeures, dont la Nature morte à la chaise cannée, premier collage de l’art moderne.

Après avoir gravi le grand escalier, on accède à l’étage noble et l’on plonge dans l’incroyable kaléidoscope picassien. L’accrochage souligne la vitalité et l’audace de Picasso qui, à partir de 1914, ose à peu près tous les styles : des plus modernes aux plus classiques. La première grande salle, centrée sur la réémergence de la figure, confronte des œuvres distantes de quelques années seulement mais aux esthétiques antagonistes. Les portraits classicisants d’Olga et de Paul côtoient ainsi des tableaux crus, aux corps déformés ; rappelant que le peintre est fondamentalement irréductible à un genre. La petite salle suivante présente d’ailleurs une œuvre en forme de rébus et de pied de nez : Études. Véritable manifeste où Picasso montre qu’il sait et peut tout faire, elle réunit sur une même toile des miniatures d’œuvres d’avant-garde comme d’inspiration classique. Cette dialectique de la pluralité des esthétiques et du renouvellement constant de l’Espagnol irrigue tout le reste du parcours, ponctué de morceaux de bravoure comme les beaux ensembles de la période surréaliste. Le second étage continue cette analyse des différentes facettes du peintre à travers la production des années de guerre et de la période pop. Plusieurs ensembles brossent successivement le portrait d’un artiste engagé – Massacre en Corée – mais aussi d’un créateur proche du parti communiste qui travaille à partir d’objets de récupération, à l’instar de la célèbre Chèvre. Enfin, la visite s’achève sur les années de maturité où l’incessante révision de l’histoire de l’art le dispute à l’insatiable soif de créer.

Mais un parcours qui manque d’une approche didactique
On ressort de cette plongée dans la galaxie picassienne avec la sensation d’avoir embrassé l’entièreté de son œuvre. Le parcours qui tente d’échapper aux classifications sclérosantes longtemps appliquées au maître (les périodes, les muses) atteint souvent son but. Sans être la relecture « inédite » promise, le circuit propose un regard intéressant sur son travail tout en alignant les chefs-d’œuvre qui sont autant de jalons du XXe siècle. Cependant, l’objectif de sa commissaire de « rendre compréhensible par le plus grand nombre les phénomènes de transformation et d’évolution stylistique par des chocs esthétiques » peinera peut-être à rencontrer le public le plus large. En effet, bien que les rapprochements fassent souvent sens, ce parti pris qui repose davantage sur l’immersion que sur la démonstration didactique risque de laisser perplexe une partie des visiteurs. La faute principalement à l’absence de cartels de salle. Armé du seul livret de visite, le public le moins familier de Picasso risque d’être un peu désorienté face à une production aussi vertigineuse.

Musée Picasso Paris, hôtel Salé, 5, rue de Thorigny, Paris-3e. Ouvert du mardi au vendredi de 11 h 30 à 18 h et le samedi et dimanche de 9 h 30 à 18 h. Nocturne le 3e vendredi de chaque mois jusqu’à 21 h. Tarif : 11 €. www.museepicassoparis.fr

La Collection du Musée national Picasso, catalogue des collections sous la direction d’Anne Baldassari, Flammarion, 551 p., 400 ill., 35 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Picasso, retour en grande pompe

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