Philippe Cohen

Collectionneur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2010 - 1494 mots

Avec une bonne dose de flair, le collectionneur Philippe Cohen s’est construit sa collection tout en aidant le Musée d’Israël. Portrait d’un prosélyte.

Au XIXe siècle, le docteur Gachet soignait ses patients artistes contre une rétribution en œuvres. Le dentiste Philippe Cohen fait de même. Celui-ci a toutefois constitué l’essentiel de sa collection en dehors de ces échanges de bons procédés. Cérébral et appliqué, inquiet et pinailleur, sérieux au point de peindre parfois son sens de l’humour, l’homme a deux préoccupations : la culture juive et l’art contemporain.

« Il y a en lui un mélange de sagacité et de réflexion. Cela a-t-il à voir avec la passion de l’étude, au sens spirituel du terme ? Cela lui a en tout cas donné une ligne de conduite, une méthodologie qu’il applique, ou s’applique », remarque Bernard Blistène, directeur du Département du développement culturel du Centre Pompidou. Et d’ajouter : « Philippe attend beaucoup de l’art. Il y a une promesse, de l’ordre de la Terre promise. » Depuis dix ans, le traditionaliste pratiquant a trouvé un liant entre sa passion de l’art contemporain et sa conscience juive en soutenant activement le Musée d’Israël à Jérusalem.

Avant de plonger dans l’art contemporain, Philippe Cohen a d’abord étudié les textes fondateurs de sa religion. Jeune militant sioniste, il songe même un temps à migrer en Israël. Ses origines séfarades conduisent le monomaniaque à acheter des dessins de l’orientaliste Alfred Dehodencq. Il acquiert aussi des photographies anciennes sur le judaïsme marocain, ensemble qu’il donnera en 1998 au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 qu’il s’ouvre à l’art actuel, en compagnie du courtier Philippe Ségalot.

« Mon idée de m’intéresser à l’art contemporain coïncide avec celle de m’intéresser à autre chose sur le plan intellectuel, sans que cela nuise à mon environnement familial, précise-t-il. Il y a toute une partie qui consiste à se déplacer ; [ce sont] des choses qui peuvent vous éloigner de la vie traditionnelle. » Car cet obsessionnel n’a qu’une seule limite. « Sa priorité, c’est sa famille, ses enfants. Il ne sacrifierait pas sa famille pour l’art », observe l’artiste Loris Gréaud.

Son regard ne s’agrippe pas sur grand-chose jusqu’à la visite de l’exposition « Post Human », en 1992 au FAE-Musée d’art contemporain de Pully/Lausanne. Il dévorera de bout en bout le catalogue de cet événement organisé par le galeriste Jeffrey Deitch. Pendant un an, Cohen décide de ne rien acheter pour apprendre, avalant toute l’histoire du XXe siècle.

Il n’a de cesse, encore aujourd’hui, d’aborder l’art avec une rigueur scientifique, en constituant de véritables dossiers sur les artistes qui l’intéressent. « Il a eu beaucoup de clairvoyance, reconnaît Philippe Ségalot. C’est lui qui m’a dit de regarder pour la première fois [Maurizio] Cattelan, Douglas Gordon ou plus récemment Matthew Day Jackson. C’est mon interlocuteur préféré pour parler des jeunes artistes. Je sais que lorque je vais commencer à m’intéresser à quelqu’un, il sera déjà capable de m’en parler. C’est un amateur professionnel. »

C’est en suivant les conseils du courtier Marc Blondeau que Philippe Cohen a aiguisé son regard. « Grâce à Marc, j’ai compris que, dans l’atelier d’un artiste, je devais éliminer le superflu autour d’une œuvre pour me concentrer sur l’essentiel », relate-t-il.

Autre rencontre significative, celle de l’artiste Philippe Parreno, vers 1996. À son contact, il s’intéresse à l’idée du réseau et du collectif. Une donnée que l’on retrouve dans ses achats plus récents, comme Reena Spaulings, Wade Guyton et Kelley Walker ou Claire Fontaine. Mais avant cela, en 1993, il se lance dans l’acquisition d’une pièce d’Allan McCollum. Trois ans plus tard, il se tourne vers les Blood Works de Felix González-Torres, qu’il paye en six mois. En 1998, il emporte une page de dictionnaire de Gilles Barbier comportant le mot « dent », une pièce naturellement accrochée dans son cabinet.

Sa ligne plutôt post-conceptuelle ne lui interdit pas d’apprécier la subversion de Jim Shaw, Mike Kelley ou Raymond Pettibon. La rencontre en 1997 du curateur Ami Barak fait bouger son curseur. Il se passionne alors pour la vidéo, achetant notamment Douglas Gordon, Marie-Ange Guilleminot, Parreno, mais aussi Pierre Huyghe. Depuis deux à trois ans, son engouement alors exclusif pour ce médium a toutefois décru. S’il est dans le questionnement continu, Philippe Cohen affiche une certitude parfois déroutante. Qu’il soit assuré de l’importance de Matthew Day Jackson, dont il fut l’un des premiers collectionneurs en France, soit. Mais on comprend moins certaines de ses toquades plus récentes.

« Acheter français »
Reste que le prosélyte réussit sans peine à convaincre son tissu relationnel. « Il a un grand nombre d’amis qu’il conseille, précise Loris Gréaud. Mon premier cercle de collectionneurs, c’est Philippe qui l’a tissé. Il peut vraiment faire démarrer une carrière, à l’échelle française. » Il met tout autant son réseau au service du Musée d’Israël à Jérusalem.

Coprésident des Amis de ce musée de 2007 à 2009, il a fait acheter des œuvres d’une quinzaine d’artistes français ou vivant en France comme Absalon, Pierre Bismuth, Dominique Gonzalez-Foerster, Adel Abdessemed ou, récemment, Ulla Van Brandenburg. Comment a-t-il réussi à motiver la direction du musée autour de cet axe hexagonal ? « Ce n’est pas qu’il m’impose ses choix, précise Suzanne Landau, conservatrice en chef pour l’art contemporain. Si je ne suis pas convaincue, il l’accepte.

Il a le sentiment qu’il fallait un tel axe pour encourager les gens de son comité, leur donner de l’enthousiasme, et cela me va. Il est passionné. » La passion n’est pas sa seule arme. Sous ses dehors débonnaires et son débit lent et mesuré, Cohen cache un sacré autoritarisme. Certains membres de son comité ont pu lui reprocher de ne guère écouter leurs idées. Qu’importe, pour lui, l’essentiel est de ne pas être détourné de ses objectifs.

« De temps en temps, [je subis] une pression pour faire une exception et ne pas acheter français, mais je ne le veux pas. Je suis convaincu que si l’on sort de ce schéma, il n’y aura pas d’achat français car le musée est calqué sur un fonctionnement américain », déclare-t-il. Son activisme est d’autant plus louable qu’il n’est pas aisé de militer pour un musée fermé, lequel rouvrira l’été prochain. Il n’est pas plus facile de rallier des amateurs français qui soutiennent déjà le Centre Pompidou ou le Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

Plus-value
Le rigorisme de Philippe Cohen n’exclut pas quelques bémols. « Il sait reconnaître très tôt les bons coups. Il achète des pièces uniques, en sachant que, s’il doit les revendre, c’est plus intéressant sur le plan économique », glisse un observateur. Quelques marchands n’ont pas apprécié qu’il ait revendu beaucoup de pièces sans passer par leur entremise, alors même qu’il avait fortement négocié les prix lors de l’achat. Il s’est ainsi défait des Blood Works de González-Torres ou des pigeons de Cattelan, réalisant au passage une substantielle plus-value. « Certains collectionneurs revendent des volumes d’œuvres plus importants que moi, mais ils achètent beaucoup aussi.

C’est plus facile de critiquer ceux qui sont moins importants en termes quantitatifs. Cela n’a jamais été simple pour moi de me séparer de mes œuvres, je n’avais pas le choix », se défend Philippe Cohen, avant de reconnaître : « J’ai fait deux trois erreurs en ne prévenant pas les galeries et en passant par les ventes publiques. J’ai arrêté de le faire. » Si l’envolée des prix a pu lui profiter, le boulimique en a aussi subi les revers.

« On pouvait acheter Gabriel Orozco en 1995, mais déjà plus en 1998. Cela me rend fou de ne pas pouvoir acheter. C’est toujours une gymnastique financière d’améliorer sa collection, confie-t-il. Autrefois, je devais acheter quelque chose à deux cents euros pour me calmer de ne pas avoir acheté pendant un ou deux mois.

Aujourd’hui l’art me fatigue beaucoup. Les personnes qui s’y sont investies ont totalement brûlé l’art contemporain. Il y a une médiocrité au niveau de la production et je n’ai plus de respect pour la critique. C’est peut-être cette absence d’intelligence qui fera que j’arrêterai. » Pourtant, ses proches ne le voient guère lâcher prise. « Il a la même envie qu’avant, tout en étant plus prudent », remarque la galeriste Chantal Crousel. Philippe Ségalot va plus loin : « Il serait un très bon galeriste, il a un œil et s’entend très bien avec les artistes. Il ne l’a jamais fait, ce n’est pas dit qu’il ne le fera jamais. Il pourrait changer de vie. »

Philippe Cohen en dates

1958 Naissance à Meknès (Maroc).

1993 Achat de sa première œuvre d’art contemporain.

1998 Donation de sa collection de cartes postales au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (Paris).

1999 Entre au comité des Amis français du Musée d’Israël (Jérusalem) ; crée le comité « art contemporain ».

2007 Coprésident des Amis français du Musée d’Israël.

2009 Vice-président des Amis français du Musée d’Israël.

2010 Réouverture du Musée d’Israël.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°322 du 2 avril 2010, avec le titre suivant : Philippe Cohen

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