Exposition thématique

Nourritures terrestres

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 19 novembre 2004 - 845 mots

À Bordeaux, la digestion ressort comme un axe central de l’exposition « Hors d’œuvre », qui place la nourriture au centre de pratiques artistiques.

 BORDEAUX - À ceux qui attendraient de l’art qu’il emboîte le pas aux célébrations consuméristes du bien vivre à la française et aux bonheurs de la chère, disons-le tout de suite : « Hors d’œuvre » n’est pas fait pour eux, et c’est tant mieux. L’exposition du capcMuseé d’art contemporain, à Bordeaux, sur une idée d’Éric Féloneau, co-commissaire de l’exposition, cherche bien à interroger le manger en termes d’approches sensibles, mais surtout renvoie aux réalités anthropologiques fondamentales, à nos comportements, tant nobles et jubilatoires que triviaux, inquiétants ou régressifs. Elle laisse sa place au dégoût dans les faits de goût et propose une série de perspectives que Maurice Fréchuret, le directeur de l’institution, précise dans le catalogue, considérant la nourriture tour à tour comme « partage », « épreuve » et mécanique intime, « transitionnelle ». Le parcours historique dans les faits de bouche artistiques qu’il trace passe par les symbolismes anciens (le pain et le vin) et les représentations cultivées de la vanité. Mais le XXe siècle à lui seul se révèle incroyablement roboratif, depuis l’absinthe cubiste et le chocolat de la broyeuse de Duchamp jusqu’à Cloaca Turbo (2003) de Wim Delvoye, dernière version de la puissante machine à produire de la merde qui synthétise le travail ordinaire de nos ventres, et qui occupe une place de choix sur le plateau de « Hors d’œuvre ».

Le paradigme de la digestion
Il y a cependant à boire et à manger dans tout cela, car si la tentative historienne a du mal à embrasser des stratégies artistiques aussi notoirement variées, la chose sera plus difficile encore pour un parcours d’œuvres où se perdent les partis pris de lecture. Certaines pièces s’en trouvent fragilisées, alors que les articulations se révèlent flottantes. Aussi, à l’image de la vidéo grinçante et réjouissante de Christian Jankowski, le spectateur part faire son marché au gré des rayons, mais privé des accessoires – arc et flèches d’Indien – dont se sert le personnage dans sa chasse aux paquets de biscuits, légumes et rôtis sous Cellophane. C’est que le manger moderne commence avec un caddie. Iain Baxter le sait bien, qui balise l’entrée de la nef d’un train de boîtes de conserve à l’anonymat inquiétant, écho à la sourde menace des OGM. Le mur de boîtes de Coca Light (1996) de Sylvie Fleury n’aura rien de plus rassurant. Objet marchand, la nourriture l’est encore avec ce stand de frites découpées en forme de logos trop célèbres pour qu’on les nomme : certes, nous en bouffons, mais la proposition de Marc Vernier apparaît bien légère. De même, la tente à déguster les moules de Rirkrit Tiravanija est-elle relationnelle seulement quand la gamelle est chaude. Car l’emploi littéral de la nourriture dans le musée demeure d’un intérêt décevant : c’est quand elle est prise dans la représentation qu’elle devient autrement prenante. Du geste simple de Spoerri, faisant ses tableaux-pièges à coup de points de colle et de mise au mur de table d’après repas, il sortira le Eat Art et toute une tradition de restaurants d’artistes dont le plus célèbre est celui de Gordon Matta-Clark. Littéral mais parfait, Dietman écrivant « PAIN » en baguettes (1967) ; et avec lui, une série de vanités et autres memento mori contemporains. Ainsi des tableaux photographiques de Cindy Sherman de chaos alimentaire avarié, de la chardinesque nature morte cinématographique de Sam Taylor-Wood, qui restitue en 3 min 44 s sur écran plat la corruption d’une corbeille de fruits ; ainsi encore de la Vanitas (1987) de Jana Sterbak (la robe de viande) ou de son Bread Bed (1996) : lit de pain.
Mais le manger est aussi et surtout du côté de l’agir, collectif ou intime. L’agir cuisinier tient du cauchemar avec les catastrophes sorties des casseroles de la vidéo de John Bock. Le repas comme cérémonie offre des variantes sociales : le banquet de Vanessa Beecroft, dédoublé en la projection vidéo d’un repas entre femmes et la grande table vide, est à l’échelle de la nef du capc. Mais il y a aussi ces autres rituels, avec le corps collectif que convoque Lygia Clark au travers des expériences du Canibalismo (vidéo de 1973) ou celui individuel pour Gina Pane (actions retranscrites en séquences photographiques, 1971). La complexité du sujet est vraiment là, desservie malheureusement par la proximité de pièces parfois plus démonstratives, mais aussi plus pâles. Il reste que le paradigme de la digestion, entre mécanique et symbolique, ressort à juste titre comme un axe central – même si on le perd parfois de vue dans le parcours –, quand avec Lévi-Strauss  (1) « on peut dire que la digestion offre un modèle organique anticipé de la culture ».

(1) in L’Origine des manières de la table, 1968.

Hors d’œuvre : ordre et désordres de la nourriture

Jusqu’au 13 février 2005, capc Musée d’art contemporain, Entrepôt, 7, rue Ferrère, 33000 Bordeaux, tél. 05 56 00 81 50, tlj sauf lundi 11-18h, mercredi jusqu’à 20h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°203 du 19 novembre 2004, avec le titre suivant : Nourritures terrestres

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