Art contemporain

Nikolas Bentel : « Si quelqu’un détruisait aussi mon travail, ça aurait du sens »

Par Capucine Moulas, correspondante à New York · lejournaldesarts.fr

Le 19 mars 2018 - 837 mots

NEW YORK / ETATS-UNIS

L’artiste a réuni 10 000 dollars auprès d’annonceurs pour acheter une esquisse de Robert Rauschenberg et la recouvrir de publicités.

Robert Rauschenberg Monogramme et Nikolas Bentel Erased Rauschenberg
Robert Rauschenberg, croquis de la sculpture Monogramme réalisée en 1973 (à gauche) et Nikolas Bentel, Erased Rauschenberg (Rauschenberg effacé) (à droite)
Courtesy Nikolas Bentel Studio

Difficile d’imaginer que, sous cette grille d’encarts bigarrés, se cache un authentique croquis de la sculpture Monogramme réalisée en 1973 par Robert Rauschenberg. L’artiste new-yorkais Nikolas Bentel a rendu un hommage détonnant au précurseur américain du Pop Art, en recouvrant l’une de ses œuvres de publicités, un écho à l’œuvre de Robert Rauschenberg, qui avait lui-même détruit un dessin du peintre néerlandais Willem de Kooning en 1953. Cet « Erased Rauschenberg » (littéralement, « Rauschenberg effacé ») sera proposé aux enchères à 20 000 dollars, soit le double de son prix initial, d’ici le mois prochain. Nikolas Bentel revient sur cette mise en abîme de la destruction.

Pourquoi avez-vous choisi cette œuvre de Rauschenberg ?
J’ai commencé à chercher il y a un an. J’aime beaucoup Rauschenberg, particulièrement ce qu’il a fait avec le dessin de Willem de Kooning et j’ai toujours voulu reproduire ce processus. J’ai dû trouver la bonne œuvre et le bon collectionneur. Beaucoup de ses œuvres sont très politiques et je ne voulais pas toucher à celles-là. L’idée, c’était de détruire une œuvre sans titre, qui n’était pas attachée à une idée ou à un concept précis.

Nikolas Bentel et Ho Jae Kim tenant Erased Rauschenberg
Nikolas Bentel et Ho Jae Kim tenant Erased Rauschenberg (Rauschenberg effacé)
Courtesy Nikolas Bentel Studio

Je savais que Ho Jae Kim était un jeune collectionneur montant. Je l’ai approché pendant une soirée organisée par des amis. Je voulais lui parler du projet en personne. Il a trouvé ça étrange au début mais c’est quelqu’un de très ouvert. Il a aimé le caractère ridicule et unique du projet. Puis nous avons passé ce contrat étrange – même si nous n’avons rien signé : « Si je vends tous les espaces publicitaires à 92,59 dollars par pouce carré (près de 6,4 cm²) pour 10 000 dollars au total, qui était le prix de l’œuvre, tu me donneras l’œuvre en retour pour que je puisse la détruire. »

En 1953, le résultat du travail de destruction de Robert Rauschenberg est une page presque blanche. Pourquoi avoir détruit son croquis avec des publicités ?
Quand Robert Rauschenberg a détruit le de Kooning, c’était le Pop Art qui détruisait l’expressionisme abstrait. Dans ce cas-là, c’est le capitalisme qui se détruit lui-même. Et les publicités sont l’un des exemples les plus visuels du capitalisme. Il s’agit d’entreprises qui achètent un espace physique, c’est ridicule quand on y pense. Pour cette œuvre, à peu près 50 personnes ont acheté des espaces, 108 pouces carrés au total (environ 696 cm²).
Parmi eux, il y avait environ 20 petites entreprises familiales qui, je pense, ont vraiment vu une valeur commerciale dans le fait d’acheter ces espaces, et 20 ou 30 artistes et personnes du monde de l’art qui ont vu le projet comme quelque chose d’ironique ou d’amusant. Il y a même eu un collectionneur de Rauschenberg qui a acheté 3 pouces carré [près de 20 cm²]. Je voulais montrer le monde de l’art s’autodétruire. Si vous pouvez vous permettre financièrement de payer pour la destruction d’une œuvre, cela démontre que le monde de l’art a peut-être besoin de revoir sa façon d’appréhender les œuvres. Ce projet se commente lui-même, je crois.
 

Nikolas Bentel tenant le Monogramme de Robert Rauschenberg
Nikolas Bentel tenant le croquis de la sculpture Monogramme réalisée en 1973 par Robert Rauschenberg
Courtesy Nikolas Bentel Studio

Qu’avez-vous ressenti pendant le processus de destruction ?
C’était vraiment amusant ! C’était assez long : la destruction a duré une demi-journée. J’ai d’abord utilisé une technique de sérigraphie pour obtenir une toile blanche, puis j’ai imprimé par-dessus en utilisant une imprimante de photographes. Au début, c’était impressionnant. Je veux dire que même tenir l’œuvre dans mes mains, c’était déjà un peu effrayant. J’avais peur de la déchirer ou de l’abîmer. Mais j’y avais pensé pendant près d’un an et j’avais dépassé ma peur de le faire.

Qu’allez-vous faire de l’argent de la vente ?
Tout l’argent de la vente va revenir à New Inc [l’incubateur pour jeunes artistes du New Museum à New York dont Nikolas Bentel fait partie, ndlr]. Ces 20 000 dollars permettront de fonder une bourse pour faire venir deux ou trois artistes au sein de l’incubateur pendant un an. C’est une façon de boucler la boucle.

Seriez-vous d’accord pour qu’un autre artiste détruise votre œuvre ?
Bien sûr ! C’est précisément l’idée. Honnêtement, j’adorerais que cette œuvre soit vendue à une personne qui soit vraiment intéressée par le concept et pas par le prix que l’œuvre pourrait valoir dans 20 ans par exemple. Si quelqu’un détruisait aussi mon travail, ça aurait du sens.

Addenda - 21 mars 2018

The Erased Rauschenberg » revient à l’un de ses annonceurs

A l’issue d’une enchère en ligne lancée à 20 000 dollars, Nikolas Bentel a confirmé au Journal des Arts que l’œuvre a été cédée mercredi 20 mars pour 21 000 dollars. L’acheteur, un collectionneur qui a souhaité garder l’anonymat, a participé à la destruction du croquis de Robert Rauschenberg organisée par Nikolas Bentel en achetant 20 centimètres carrés d’espace commercial sur l’œuvre originale. Le jeune artiste, qui n’a jamais rencontré ce collectionneur en personne, s’est dit ému d’avoir trouvé un acquéreur « aussi enthousiaste ».

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