PAROLES D'ARTISTE

Natacha Lesueur : « La superposition des identités m’intéresse »

Photographe

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 26 novembre 2013 - 783 mots

La Fondation d'entreprise Ricard, à Paris, présente le travail de la photographe Natacha Lesueur sur le mythe de Carmen Miranda.

À travers une série d’images et deux films réalisés entre 2009 et 2013, Natacha Lesueur s’attache au personnage de Carmen Miranda pour décortiquer la construction d’une image et l’aspect factice d’un mythe. Son exposition « Outside a Nut » est à dévouvir à la Fondation d’entreprise Ricard, à Paris.

C’est la première fois que dans vos photos vous vous référez à un véritable personnage. Pourquoi ici Carmen Miranda ? Correspond-elle à des problématiques que vous trouvez actuelles ?
Jusqu’alors je n’étais jamais partie d’un point de départ aussi personnifié, m’intéressant plutôt à des typologies d’images. Mais Carmen Miranda représentait pour moi une sorte d’exemple, la figure d’une actrice aux origines multiples. L’époque aussi était intéressante, puisqu’elle eut son heure de gloire à Hollywood au cours des années 1940, pendant la guerre. Cela permet de se rendre compte de la manière dont les choses qui ont été posées à l’époque peuvent fonctionner comme miroir aujourd’hui. Elle était portugaise d’origine, immigrée très jeune au Brésil, et a fabriqué ce personnage elle-même à partir d’une figure folklorique brésilienne, celle des femmes de Bahia qui vendent des fruits et légumes dans la rue et sont des descendantes d’esclaves noirs venus d’Angola ; l’Angola qui était une colonie portugaise, tout comme le Brésil. Il y a donc une sorte de boucle. Elle a ensuite émigré à Hollywood, où elle était la Brésilienne de service, mais blanche. Cette superposition des identités m’intéressait particulièrement. De plus, il s’agit d’un personnage immédiatement identifiable ; on peut ne pas connaître Carmen Miranda de nom, mais on l’a tous visuellement dans notre mémoire collective tellement elle a donné lieu à des caricatures. Il y avait donc cette idée d’une figure stéréotypée et en même temps très complexe dans ses nombreuses couches de significations.

Il y a dans vos images un aspect un peu faux ou fané, un maquillage un peu passé, assez triste. Pourquoi sent-on quelque chose de fabriqué allant à l’encontre  de l’image de dynamisme et de beauté hollywoodienne ?

Carmen Miranda en soi était un phénomène de construction. Les accessoires qu’elle portait dans ses films étaient tous des simulacres, des fruits en bois, de paillettes, etc. Il y avait pour moi à la fois le désir de ramener la réalité du fruit ou de la fleur, et en même temps de les montrer dans un moment de décomposition et de métamorphose. C’est pourquoi je laisse toujours apparaître un bricolage de l’image, un élément de fabrication visible et déchiffrable par le spectateur, que ce soit une cale, un bout de réflecteur, un coin de flash… L’idée n’est pas d’illusionner, mais plutôt de donner la possibilité de se rendre compte. Je crois aussi que dans ces coiffures qui montrent sa stature et dans le redoublement par le maquillage, les accessoires, etc. il y a un peu de l’excessivité de ce qu’est le corps. Il y a l’idée de dissoudre un peu la forme originelle de Carmen Miranda, une forme assez fallacieuse d’une certaine manière. C’est sans doute pourquoi cette forme je la malmène. Il y a une ruine de la figure qui est sous-jacente car elle est là, mais à un point d’équilibre brinquebalant, fragile.

Deux films sont également diffusés dans l’exposition, qui semblent insister sur la question de l’artifice, en particulier l’un, très étonnant, où elle est immobile tel un pantin avec une jambe relevée qui se révèle fausse. S’agit-il d’un aboutissement du processus ?
Il y a toujours dans mes photographies cette idée que l’image arrive au dernier instant et qu’auparavant se déroule un long processus de construction qui fait qu’elles ont donc à voir avec la sculpture, et que les images sont un peu conçues comme des tableaux, etc. Il y avait donc déjà cette volonté d’excéder la photographie, même si elle reste indéniablement mon médium. Dans ce film, il y a un point de vue illusionniste photographique, le point de vue où tout est en place avec la jambe relevée. Il ne dure que quelques secondes et le reste du film nous montre l’envers du décor lorsqu’elle se met à tourner indéfiniment sur son socle, comme une danseuse dans une boîte à musique. Cela correspond un peu au fantasme de rentrer dans une image. Et bien derrière, il y a encore de l’image ! Cette fausse jambe est tenue par un système permettant de cacher la vraie derrière, avec un harnachement proche d’une prothèse. C’est également une façon de montrer la manière dont l’image est construite, mais en même temps cela crée une autre représentation de Carmen Miranda.

NATACHA LESUEUR. OUTSIDE A NUT,

jusqu’au 7 décembre, Fondation d’entreprise Ricard, 12, rue Boissy d’Anglas, 75008 Paris, tél. 01 53 30 88 00, www.fondation-entreprise-ricard.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-19h.

Légende photo

Vue de l'exposition de Natacha Lesueur, Outside a nut, à la fondation d'entreprise Ricard. © Photo : Natacha Lesueur

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°402 du 29 novembre 2013, avec le titre suivant : Natacha Lesueur : « La superposition des identités m’intéresse »

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