Design - Festival

Matali Crasset : « Je souhaite montrer que l’art peut agir »

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 23 mai 2023 - 1374 mots

TOULOUSE

Le Nouveau Printemps de Toulouse remplace feu le Printemps de septembre. Pour sa première édition, le festival de création contemporaine a convié la designer française à donner sa vision de l’art et de la société dans une édition aux colorations vives et plurielles.

Pourquoi avez-vous accepté de vous associer au Nouveau Printemps de Toulouse ?

L’équipe du festival m’a proposé d’être l’artiste invitée de la première édition du Nouveau Printemps. Cela s’est fait très naturellement, car nous avons immédiatement sympathisé avec les quatre femmes très aguerries qui sont venues me rencontrer. Il était très intéressant, pour moi, de participer à cette édition, d’abord parce que c’est un moment charnière dans l’histoire du festival. Ensuite, parce que je suis en total accord avec sa nouvelle approche : un festival à échelle réduite, dans le quartier Saint-Cyprien, sur la rive gauche de la Garonne, à Toulouse, qui veut tisser des liens au sein de la ville et faire venir dans les musées des gens qui n’y vont pas toujours. Je suis donc heureuse d’accompagner ce Nouveau Printemps, qui me semble aller dans la direction que je défends.

Vous êtes designer. Pourquoi participer à un festival d’art de création contemporaine ?

L’art contemporain est l’endroit où je me ressource. Cela m’a intéressée de me questionner sur les artistes que je souhaitais faire découvrir. C’est ma « famille » d’artistes que j’invite donc, des gens dont je suis le travail depuis assez longtemps, des artistes pas toujours connus mais qui ont une relation profonde au monde. Dans un environnement où les turbulences sont nombreuses, où nous sommes parfois allés beaucoup trop loin (la crise écologique, sociale, etc.) et où le capitalisme nous a un peu insensibilisés, l’artiste est celui qui est capable de convoquer le sensible. Son rôle est d’autant plus important aujourd’hui que nous sommes dans un moment charnière. Je crois que l’art est une puissance d’agir. À travers le Nouveau Printemps, je souhaite montrer que l’art peut agir. C’est pour cela que nous avons intitulé cette édition « La fabrique d’existence ».

Peut-on parler d’une édition « politique » du Nouveau Printemps ?

À partir du moment où nous intervenons dans la ville, cela devient un projet politique. Je ne vois pas comment monter un projet comme celui-ci sans s’engager. C’est pourquoi nous avons voulu faire un festival éthique : toutes les structures que nous avons produites sont faites, par exemple, à partir de matériaux de réemploi, en collaboration avec des lycées techniques, des entreprises locales, etc. Et toutes ces structures devront être réutilisées à la fin de l’édition, puisque le festival ne dure qu’un mois. Nous tenions à montrer l’exemple. Il faut revoir la façon de penser les projets culturels. Cela n’est d’ailleurs pas sans poser de problèmes. Par exemple, des questions juridiques : à qui appartiennent les matériaux qui seront réemployés ? Mais les acteurs de terrain sont prêts pour cela. Les envies sont là, les gens sont volontaires et ils veulent mener des projets qui font sens. En même temps qu’il favorise cette dynamique, le Nouveau Printemps apporte beaucoup d’espoir.

Votre « famille » d’artistes n’est pas celle que l’on voit habituellement dans les festivals d’art. Elle rassemble des plasticiens, des musiciens, des artistes-scientifiques…

Je défends la multitude, la diversité et le mélange des générations. Les artistes sont exposés dans divers lieux, où sont toujours présentés deux ou trois projets différents. Cela donne une « coloration » plurielle au festival. La première chose qui m’a paru évidente a été de présenter aux Abattoirs le travail de trois femmes qui parlent de la nature et du monde animal : Marinette Cueco, Claudine Monchaussé et Cornelia Hesse-Honegger. Cornelia Hesse-Honegger, par exemple, réalise un travail original, à part, qui n’est ni reconnu dans le monde des artistes ni dans celui des scientifiques : elle observe les conséquences des radiations sur la faune et la flore dans les environs des centrales nucléaires. Dans la céramique de Claudine Monchaussé – dont nous présentons la première exposition dans une institution publique –, il y a en revanche l’idée de réparation. Je voulais montrer cela aux jeunes générations.

Dans votre programmation, il y a aussi nombre d’artistes qui appartiennent à la contre-culture, à l’instar de Pierre La Police, dont le travail est présenté sur des drapeaux dans le jardin Raymond VI.

Pierre La Police est, en effet, un artiste « inclassable », qui mélange l’ironie et la science-fiction pour mieux caricaturer la culture de masse. Même si, en regardant ses dessins aujourd’hui, nous avons l’impression que la réalité a rattrapé la science-fiction… Caustique, son regard semble être devenu critique. Aux Abattoirs, je présente également le travail d’un autre « inclassable » : Juli Susin, artiste russe que j’ai rencontré quand je suis arrivée à Paris. Susin est artiste jusqu’au bout des doigts, mais un artiste discret, qui a préféré collaborer avec d’autres artistes internationaux pour des projets de livres dont aucun éditeur ne voulait [au sein d’un réseau appelé Royal Book Lodge, ndlr].

Vous-même, vous présentez votre propre travail au Château d’eau…

Je montre mon travail dans une exposition intitulée « Ce qu’habiter veut dire ». J’y présente les dessins de petites maisons potentielles, que j’ai réalisés durant le confinement. Ce sont des petites utopies qui sont autant de projets de vie. À travers elles, je propose des scénarios (pour remettre du commun, se relier à la nature, etc.) afin de nous faire bouger intellectuellement, de nous faire réfléchir. Chacune de ces petites maisons est inspirée de mes lectures de philosophes, d’anthropologues, etc., car il faut redonner envie d’habiter. Parallèlement, j’ai proposé à douze agences immobilières du quartier d’exposer une photographie de ces maisons, afin de provoquer des discussions au sein de Toulouse. Nous vivons un moment de repli : nous avons besoin de nous réparer, de comprendre que l’on peut fonctionner ensemble… Et cela, à l’échelle de « petits » projets, au sein d’un quartier. Je pense fondamentalement que les choses se passent à petite échelle. J’aime bien cette idée de communauté : le Nouveau Printemps, c’est aussi faire territoire.

Êtes-vous vous-même une designer « inclassable » ?

Je défends un design à la croisée d’une pratique artistique, anthropologique et sociale – nous avons la chance de pouvoir le faire en France. Mon métier, c’est d’aller dans des lieux, d’y comprendre les enjeux, de trouver ceux avec qui travailler et de créer des liens. C’est là que l’art est important, parce que l’art emporte les gens. Je me suis toujours aperçue que plus un projet est singulier, plus il emmène les gens avec moi. J’ai, par exemple, créé deux structures, deux « interstices », dans la ville : le Carrelet et le Moulin à nef. Il s’agit de deux micro-architectures posées près de la Garonne pour accueillir des rencontres et des ateliers, et notamment deux discussions sur le thème « habiter la Garonne » et sur « l’enjeu de l’eau aujourd’hui ». J’ai appris, en effet, qu’un groupe de personnes s’était constitué autour du fleuve, sur le modèle du parlement de Loire [une initiative qui vise à prendre en compte les intérêts de la Loire et à lui donner une personnalité juridique, ndlr], pour défendre la relation particulière qui existe entre la Garonne et ses habitants. Mon idée est de faire venir ces personnes dans ces structures, des artistes, des philosophes, etc., qui réfléchissent pour défendre les intérêts du fleuve. Avec le Nouveau Printemps, l’idée est aussi de fournir un temps de parole aux associations de terrain et de magnifier les bonnes initiatives. Ces structures resteront ensuite pérennes dans Toulouse.

Le Nouveau Printemps, nouveau rendez-vous à Toulouse 

Après trente années d’existence, le Printemps de septembre cède donc sa place au Nouveau Printemps, un festival qui « repense sa forme et ses enjeux » pour s’adapter au monde actuel. Pour sa première édition, le festival de « création contemporaine » a confié sa direction artistique à Matali Crasset, qui a invité une trentaine d’artistes de différentes générations et de différentes disciplines à intervenir, du 2 juin au 2 juillet 2023, à Toulouse. Les expositions sont programmées dans dix lieux de la ville, dont la Galerie du Château d’eau, la chapelle et le réfectoire de la Grave, les Abattoirs (Musée-Frac Occitanie Toulouse) et le marché Saint-Cyprien, où le compositeur Pierre-Yves Macé a imaginé une musique interactive pour ce lieu emblématique du quartier Saint-Cyprien.

Fabien Simode

 

« Le Nouveau Printemps »,

du 2 juin au 2 juillet 2023. Quartier Saint-Cyprien, Toulouse (31). lenouveauprintemps.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°765 du 1 juin 2023, avec le titre suivant : Matali Crasset : « Je souhaite montrer que l’art peut agir »

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