Luxembourg - Politique culturelle

Les fantômes d’Esch

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 27 septembre 2022 - 574 mots

Capitale Européenne -  La plupart d’entre nous seraient bien en peine de situer Esch-sur-Alzette sur une carte.

Juste au nord de la frontière qui sépare la France du Luxembourg, cette ville de 36 000 habitants est pourtant capitale européenne de la culture 2022 avec 17 communes, dont 8 en Moselle et en Meurthe-et-Moselle. Parcours sculptural dans l’espace public, spectacles et expositions dans des équipements d’envergure… Rien ne manque à la célébration de ce qui s’avère une impressionnante opération de reconversion d’un site industriel. Il n’y a pas si longtemps, en effet, Esch était au cœur du « Minett », pays ainsi nommé parce que sa principale ressource était logée dans son sous-sol. Des générations d’ouvriers y ont sué sang et eau pour extraire le minerai de fer de ses « terres rouges » et le transformer en acier. Puis le bassin sidérurgique a connu le sort des usines poussées dans ce coin d’Europe : les hauts-fourneaux ont, pour la plupart, fermé, laissant le long de la frontière une vaste friche industrielle, Belval, dont il a bien fallu faire quelque chose. En matière de reconversion des sites en déclin, deux stratégies de développement dominent : la première mise sur la culture – c’est « l’effet Bilbao » –, la seconde sur le développement durable – c’est le modèle « Malmö ». À Belval, l’État luxembourgeois et le groupe industriel Arbed (aujourd’hui ArcelorMittal) ont choisi d’articuler les deux, et de faire des vestiges industriels les totems d’un monde nouveau, où l’économie du savoir et de la culture serait le levier d’une double transition – écologique et numérique. Posé dans un cadre champêtre, le nouveau quartier offre le paysage d’une architecture contemporaine générique, telle qu’elle se décline dans les métropoles d’Europe. Mais, entre les bâtiments qui accueillent l’université du Luxembourg, la bibliothèque, les logements et locaux d’activités, se dressent encore les entrelacs métalliques des hauts-fourneaux et le béton des anciens entrepôts. L’un d’entre eux, Masse noire, accueillait jusqu’à la fin du mois de septembre une exposition dédiée au « design climatique » et présentait les travaux d’étudiants de l’ENSAD de Nancy. Un peu plus loin, le Möllerei, où l’on acheminait en train le coke et le minerai de fer, propose jusqu’au 27 novembre 2022 une exposition d’art numérique : « In transfer - a new condition ». Conçue par l’équipe d’Ars Electronica (Linz), elle répond au mot d’ordre d’Esch2022 : « Remix culture ». Autour d’une vingtaine d’œuvres, elle sonde le changement comme opportunité et comme nécessité. Après avoir été invité à déguster divers échantillons de terre par l’artiste russe Masharu (The Museum of Edible Earth, 2017), on y découvre comment communiquer biochimiquement avec un arbre (Agnes Meyer-Brandis, One Tree ID - How to Become A Tree For Another Tree) ou hacker son assistant personnel type Google Home (Tore Knudsen, Bjorn Karmann, Project Alias). L’exposition déroule aussi l’éventail des mouvements d’idées contemporains, de la critique de l’anthropocentrisme à la célébration des transidentités. C’est pourtant l’œuvre de Quayola qui, sans doute, s’insère le mieux dans l’espace où elle prend place, au bout des rails où circule le robot Cycloïd-E de Michel Décosterd. Remains (2018) est un vaste paysage numérique en constante recomposition. Tout en noir et blanc, il a quelque chose de fantomatique. Contrepoint aux hauts-fourneaux, aux masses de béton posées au milieu de Belval, il en offre pourtant un écho : parce qu’il est lui aussi le vestige d’une nature absente, il projette en quelque sorte sur le nouveau quartier son propre devenir-ruine. Comme si embrasser la transition revenait à accepter l’impermanence.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°758 du 1 octobre 2022, avec le titre suivant : Les fantômes d’Esch

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