Cinéma

L’érotisme d’Eisenstein

Par Adrien Gombeaud · L'ŒIL

Le 21 novembre 2019 - 385 mots

« L’œil extatique ». Ainsi s’intitule l’exposition que le Centre Pompidou Metz consacre à Sergueï Eisenstein.

Pour Ada Ackerman, co-commissaire, l’« extase » serait « un concept fondamental dans la théorie et la pratique d’Eisenstein ». Dans ses écrits, le metteur en scène évoque « ces instants où l’eau devient une substance nouvelle, vapeur ou glace, la fonte devient l’acier. Là aussi, nous assistons au même phénomène : sortir de soi-même, en s’éloignant d’une condition et en passant d’une qualité à l’autre ; l’ex-stasis. » Puis, il s’interroge : « Et si nous pouvions enregistrer psychologiquement les perceptions de l’eau, de la vapeur, de la glace, de l’acier dans ces moments critiques, moments qui culminent dans le saut, elles nous expliqueraient en un certain sens le pathos, l’extase ! » 

Eisenstein n’a jamais cessé de griffonner obsessionnellement des croquis érotiques, cachés de son vivant, puis rassemblés dans Dessins secrets, livre fascinant aujourd’hui épuisé (Seuil). Il a surtout sculpté ses films comme des êtres vivants, vibrants, palpitants… On pense d’abord aux canons et pistons du Cuirassé Potemkine. Cependant, aucun film ne se montre plus « extatique » que La Ligne générale (1929). Dans son dernier opus muet, Eisenstein évoque la mécanisation de l’agriculture. Au quatrième acte, le village reçoit une écrémeuse mécanique. Eisenstein filme la machine comme un corps luisant, orgue de robinets dressés. La paysanne lustre l’écrémeuse qui turbine. Le lait monte. Lentement. Péniblement. Les plans sont de plus en plus nerveux. De plus en plus brefs. Soudain gicle la crème ! Eisenstein arrose les visages de vagues de lumière. À l’écran, les chiffres de la production clignotent de plus en plus gros, de plus en plus épais. Les mains, puis le sourire radieux de l’héroïne se barbouillent de lait. À la fin du film, elle rapportera de la ville un tracteur. Lorsqu’il tombe en panne, le mécanicien répare le moteur avec des pans de sa jupe arrachés.

Eisenstein décrit un coït de kolkhoze, un rêve érotique révolu. Peut-être écrit-il aussi la libido du futur. L’écrémeuse éjaculatrice annonce la sexualité mécanique que David Cronenberg filmera à la fin du millénaire dans Crash, la collusion de corps enfiévrés et de voitures défoncées. Alors, le lait deviendra la mousse d’un carwash sur la carrosserie d’une berline. Comme si sous la « ligne générale » du cinéma soviétique dormaient les fantasmes de l’hyper-capitalisme, la nuit de noces de la chair et de l’industrie. 
 

À savoir

« L’œil extatique, Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts », jusqu’au 24 février au Centre Pompidou-Metz (www.centrepompidou-metz.fr). Pendant toute la durée de l’exposition, les films d’Eisenstein sont projetés à l’auditorium Wendel. La Ligne générale est diffusée le dimanche à 11h30 (90 min).

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : L’érotisme d’Eisenstein

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