Le terrorisme et l’image manquante

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 590 mots

Court Métrage -  Sabine vit à Bruxelles. Le matin du 22 mars 2016, elle prend le métro pour aller au travail.
Peu après avoir quitté la station Maalbeek, la rame où elle est assise explose. Lorsqu’elle sort du coma, la jeune femme n’a aucun souvenir de l’événement. Le point de bascule de sa vie est un point aveugle. Que s’est-il passé ? Était-elle vraiment là ? Pour le savoir, Sabine cherche, selon ses mots, à « remettre des images là où il n’y en a pas » : elle scrute sur Google les photos et vidéos de l’attentat, visionne les enregistrements de la vidéosurveillance, interroge des témoins qui, à l’inverse, aimeraient oublier ces « images d’horreur ». Mais elle ne parvient pas à retrouver la mémoire. À l’époque, Ismaël Joffroy Chandoutis vit lui aussi à Bruxelles. Son quartier, Molenbeek, est sous le feu des médias depuis les attentats du 13 novembre. L’artiste en conçoit les prémisses d’un film : il dispose des caméras autour de chez lui pour sonder l’écart entre l’image médiatique de son quartier et la vie qui s’y déroule. Le 22 mars balaie ce projet. « J’étais sidéré, comme jamais auparavant, raconte-t-il. Les médias nous montraient les mêmes images en boucle, comme un GIF. Depuis, dans le métro, je n’ai plus en tête que ces images-là. Le souffle de l’explosion a atteint mes souvenirs. » D’un côté, donc, une survivante de l’attentat qui n’en conserve aucune image. De l’autre, un artiste blessé par un trop-plein d’images. Il y a là un de ces paradoxes dont Ismaël Joffroy Chandoutis a fait la matrice de ses œuvres, depuis Sous couleur de l’oubli (2015) jusqu’à Swatted (2018). Il se rapproche alors de Life4Brussels, une association de victimes, et finit par rencontrer Sabine. De leurs échanges naîtra Maalbeek, court-métrage sélectionné en 2020 à la Semaine de la critique à Cannes et présenté lors de la Bourse révélations Émerige 2020. De l’aveu de son créateur, ce work in progress maintes fois remanié est moins une entreprise de réalisation que de déréalisation. « Je n’ai pas voulu rendre visible le réel, explique Ismaël Jofffroy Chandoutis, mais l’invisible de l’événement. » Pour ce faire, Maalbeek associe divers registres d’images. Il répudie le traitement médiatique de l’attentat, dont ne subsiste que l’écho sonore, et manie plutôt une matière trouvée sur Internet, films amateurs et photos piochées sur Google. Ceux-ci reconstituent la quête de l’image manquante : leur fonction informative cède devant leur usage heuristique, voire thérapeutique. Mais ils offrent aussi à cette quête un contrepoint, en mettant en question le réflexe qu’ont certains témoins de filmer l’horreur, moins par voyeurisme que pour faire écran. Maalbeek convoque aussi la vidéosurveillance, qui offre à Sabine une preuve irréfutable de ce qu’elle a vécu. « Là, j’ai enfin pu me voir », dit la jeune femme. Et pourtant, il n’y a rien à voir : ses traits sont indiscernables, floutés par la piètre définition de l’image. Là encore, le réel échappe. En vertu du paradoxe qui traverse le film, c’est alors à l’animation que revient la charge de soutenir le témoignage de Sabine, de donner à voir sa blessure invisible. Traitées en photogrammétrie, les prises de vues de la jeune femme et du métro composent autant d’espaces mentaux, fragmentés et labyrinthiques. Elles redoublent l’opacité du souvenir tout en offrant à l’événement une clé de lecture possible. Là où le réel manque, suggèrent-elles, advient l’imaginaire. En cela, Maalbeek s’offre comme une réponse possible à la logique spectaculaire de l’attentat. « Le terrorisme est une guerre des images, rappelle Ismaël Joffroy Chandoutis. C’est donc un acte politique que de recontextualiser les images. »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : Le terrorisme et l’image manquante

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