Commande publique - Photographie

Le regard de Pierre Haski sur la Grande commande photographique 

« On a trop souvent été déçus, désenchantés, depuis des décennies »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 7 avril 2024 - 1470 mots

Invité par la BNF à écrire dans le catalogue de la Grande Commande photographique La France sous leurs yeux, le journaliste Pierre Haski livre son sentiment sur cette « radiographie subjective » du pays.

Pierre Haski. © Stay Tunes / Myriam Levain, 2021, CC BY-SA 4.0
Pierre Haski.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette Grande Commande pour le photojournalisme lancée par le ministère de la Culture ?

C’est l’évolution du regard, l’approche générationnelle. Je relève la disparition quasi-totale, à quelques exceptions près, de la politique. C’est d’autant plus surprenant que le temps de cette commande se déroulait au moment des élections présidentielles de 2022. Et il n’y a rien à ce sujet. L’engagement politique classique a disparu. Et même au niveau des thèmes sociaux ou environnementaux, j’ai été surpris qu’il n’y en ait pas davantage se rapportant à l’action collective. Dans la section « Liberté », que j’ai traitée, Philippe Labrosse a photographié les actions d’Extinction Rébellion, qui sont une nouvelle forme de militantisme. Mais ce n’est pas la majorité des travaux présentés, qui s’intéressent avant tout à l’individu – le corps, le genre, le sport… Vingt ou trente ans plus tôt, le sport n’aurait pas eu une telle place.

Ne peut-on pas voir aussi, dans les résultats de cette commande, la liberté qu’ont eu les photographes de traiter les sujets qu’ils souhaitaient ?

C’est ce que je me suis dit. C’est intéressant de constater qu’ayant bénéficié de cette liberté totale, ces photojournalistes ont choisi des thèmes qui reflètent l’époque dans laquelle on se trouve : l’individu, le corps, l’intime. Cela correspond, plus largement, à la perte de confiance collective, à la fin des grandes idéologies. J’avais 15 ans en mai 1968 : je fais partie de la dernière tranche d’âge influencée par ce mouvement. Quand j’étais jeune, on croyait – peut-être naïvement et faussement, et stupidement parfois – à de grands idéaux collectifs : la transformation du monde, de la société, de la vie, du travail… Aujourd’hui, il est difficile de croire en des destins collectifs qui vont changer les choses. On a trop souvent été déçus, désenchantés, depuis des décennies, et on n’a plus envie d’adhérer à n’importe quelle idéologie. Il y a un décalage énorme entre l’engagement collectif et notre expérience individuelle.

Ces choix ne parlent-ils pas de la défiance des photographes eux-mêmes vis-à-vis du monde politique ?

Il est vrai que le travail au plus près des gens permet de rester dans l’authenticité, de ne pas essentialiser les choses ou les déformer en généralisant. Quand on travaille avec une personne ou dans une situation donnée, on a la possibilité de porter un regard particulier. Cette subjectivité assumée est alors acceptable, car elle rend compte d’une situation individuelle précise et non d’un évènement collectif. Cela évite au photographe de se voir accuser de manipulation, de mensonge ou de distorsion.

Frédéric Stucin, L’équipe Oui-Oui lors d’une course de caisses à savon à Gourgé (Deux-Sèvres), le 4 septembre 2022, série « Le réveil des fêtes de village » © Frédéric Stucin / Grande commande photojournalisme
Frédéric Stucin, L’équipe Oui-Oui lors d’une course de caisses à savon à Gourgé (Deux-Sèvres), le 4 septembre 2022, série « Le réveil des fêtes de village ».
© Frédéric Stucin / Grande commande photojournalisme
Aucun photographe de cette Grande Commande n’a fait usage de l’intelligence artificielle ni s’y est intéressé. La technologie bouscule pourtant en profondeur le photojournalisme et notre rapport à l’image ?

On pourrait en effet penser que l’intelligence artificielle va tout laminer, mais c’est en réalité le contraire qui se passe. C’est le grand paradoxe. Plus on va vers l’automatisation de la photographie d’illustration, plus il y a de place pour la créativité des auteurs et pour l’éthique professionnelle. Cette Grande Commande valorise le travail des photographes dans ce qu’il a d’essentiel. Elle peut contribuer à faire comprendre – notamment aux jeunes – que ce que contient d’intelligence humaine une photographie n’est pas la même chose que l’image agglomérée par un ordinateur à partir d’un brief.

Vous avez travaillé avec un certain nombre de photographes, en particulier avec Abbas en Iran, ou Bertrand Meunier en Chine. Qu’apporte, selon vous, le reportage photo pour le journalisme ?

La complémentarité des regards. Il y a des moments particuliers, des lieux, des gens que le photographe captera et que le journaliste, lui, ne remarquera pas. Et réciproquement. Toute ma vie, j’ai essayé de travailler avec des photographes, car c’est un compagnonnage essentiel. On ne raconte pas les choses de la même manière. C’est le double regard, cette confrontation, qui est intéressant. Dans mon essai Une terre doublement promise (Stock, 2024),j’aborde le conflit israélo-palestinien sous l’angle historique et politique, en associant des photographies de Fouad Elkoury (né en 1952). Dans ces images de la vie quotidienne des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie, prises lors des accords d’Oslo (1993), ne transparaît aucune forme de violence. Je ne voulais pas, dans ce livre, publier des images d’actualité sur le conflit. Elles sont montrées tous les jours à la télévision, dans la presse ou sur les réseaux sociaux… Cela n’apporterait rien de plus que d’illustrer le texte – et je suis contre cette vision de la photographie. Christian Caujolle, lorsqu’il était le rédacteur en chef photo de Libération, nous a tous éduqués en ce sens. L’image n’est pas là pour illustrer le propos du journaliste, elle apporte sa propre vision des choses.

Marion Poussier, Meryem, Paris, 2023 Série « Parler » © Marion Poussier / Grande commande photojournalisme
Marion Poussier, Meryem, Paris, 2023 Série « Parler ».
© Marion Poussier / Grande commande photojournalisme
Il y a aussi, dans votre livre, deux photographies inattendues de l’artiste Sophie Calle, qu’elle réalisées en 1995 à Gaza. Pourquoi ?

Ces images étaient pertinentes par rapport au contexte actuel. Sophie s’était rendue en Israël pour un projet au Musée de Tel-Aviv (« True Stories », 1996). C’est à ce moment-là que j’ai fait sa connaissance. Il y avait des émeutes à Gaza, elle m’a accompagnée. Nous avons vécu par la suite cinq ans ensemble. Je me suis souvenu de ces deux photos. Le Hamas avait kidnappé un soldat israélien et revendiqué cette action par des peintures murales. Dans l’une d’elles, on voit un soldat du Hamas levant la botte sur un soldat israélien à terre. Cette peinture était sur le chemin d’une école. Chaque jour, les gosses tapaient sur la tête du soldat israélien jusqu’à ce qu’un trou finisse par se former… Cette image, c’est l’idée de la transmission, de génération en génération, de ce conflit et de la haine. La deuxième photographie se rapporte au cinéma qui s’était ouvert à Gaza, après les accords de paix, et à l’autodafé, perpétré par le Hamas en 1995, de bobines de vieux films indiens et égyptiens.

Comment percevez-vous les images qui sont actuellement diffusées sur cette guerre ?

Je suis Motaz Azaiza sur Instagram [photojournaliste palestinien qui documente les bombardements israéliens dans la bande de Gaza et les déplacements de sa population, NDLR]. Il publie des photos très dures mais qu’il faut regarder. La question centrale, pour un journal, c’est « qu’est-ce qu’on montre, qu’est-ce qu’on ne montre pas ? » Notre travail de journalistes, c’est d’expliquer le pourquoi de ces images. Il faut, surtout, éviter de choisir un camp contre l’autre. Car ce qui me terrifie aujourd’hui, c’est l’injonction de choisir ses morts. On pleure les enfants tués le 7 octobre, et on ne pleure pas ceux de Gaza, morts le lendemain. Et inversement. Je trouve cela monstrueux et déshumanisant. Il y a des crimes de guerre commis des deux côtés. Le 7 octobre est évidemment un crime de guerre, les juristes en conviennent. Mais Israël commet aussi des crimes de guerre aujourd’hui à Gaza. Il ne faut pas, au nom des crimes des uns, absoudre ceux des autres. Il n’y a pas de photographes indépendants sur le front aujourd’hui, et c’est absolument dramatique.

Visages de France 


Ils ont été 1 520 photographes candidats à la Grande Commande pour le photojournalisme, dont 71 % d’hommes et 29 % de femmes ; un ratio ramené, après la sélection des 200 lauréats, à 40 % de femmes et 60 % d’hommes. « La précarité, l’accueil des migrants et la question de l’identité nationale, la néoruralité, l’écologie, l’accès aux services publics (en particulier hospitaliers), gros titres de nos quotidiens, ont été légion dans les propositions faites aux jurés », relève Emmanuelle Hascoët, chargée de la Grande Commande au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France. Les projets retenus s’intéressent en premier lieu aux femmes, aux jeunes, aux personnes âgées, à l’environnement, aux tiers lieux et aux modes vie alternatifs. Les questions de la précarité, de l’accès aux soins et de l’accueil des migrants dominent également. Si l’ensemble du territoire de l’Hexagone et une partie de l’Outre-mer sont couverts, on relève peu de reportages dans les régions des Hauts-de-France et du Grand Est. Sur la forme, le portrait arrive en tête, suivi du paysage, et la photographie en couleur supplante largement le noir et blanc. Comme le souligne Pierre Haski, les sujets s’intéressant aux partis politiques ou aux institutions ont été délaissés, au même titre que la montée des radicalisations et des extrêmes, malgré l’ouverture en 2021 du procès des attentats du 13 novembre 2015. Un site internet permet de consulter l’ensemble des reportages et de connaître les expositions organisées dans tout le pays. Les tirages sélectionnés rejoindront ensuite le fonds photographique de la Bibliothèque nationale.

 

« La France sous leurs yeux. 200 regards de photographes sur les années 2020 »,

Bibliothèque nationale de France, quai François Mauriac, Paris-13e, du 19 mars au 23 juin.

À LIRE
« Une terre doublement promise. Israël-Palestine : un siècle de conflit », Pierre Haski,
Stock, 220 p., 19,90 €.
« La France sous leurs yeux. 200 regards de photographes sur les années 2020 »,avec les contributions de Pierre Charbonnier, Cynthia Fleury, Pierre Haski, Judith Rainhorn,
BNF, 496 p., 500 ill., 49 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Pierre Haski : « On a trop souvent été déçus, désenchantés, depuis des décennies »

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