Photographie

Le grand retour du noir et blanc

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 25 octobre 2023 - 1310 mots

Une nouvelle vague de photographes, toutes générations et tous domaines confondus, a remis cette technique au goût du jour. Désormais sans l’opposer à la photographie couleur. Décryptage

La tendance est manifeste depuis quelque temps. Expositions, festivals, foires et publications de cet automne le confirment : l’attrait pour la photographie noir et blanc s’affirme plus que jamais, en particulier chez les jeunes photographes. Certes, l’usage de cette technique ne s’est jamais tari. Elle offre même, du XIXe à nos jours, une variété technique et stylistique considérable. En témoignent l’exposition « Noir & blanc. Une esthétique de la photographie » de la Bibliothèque nationale de France sur le sujet ou l’exposition « Corps à corps » du Centre Pompidou [voir notre critique page 86].Si, dans l’histoire de la photographie, le noir et blanc s’est longtemps imposé comme la forme artistique absolue, prônée par Henri Cartier-Bresson ou par Walker Evans, sa pratique ne connaît désormais plus de frontières de genres, ni d’appréciations tranchées l’opposant à la photographie couleur comme dans les années 1980-1990. Car cette technique revêt des caractéristiques propres et des attraits que chacun s’approprie, quel que soit son domaine : reportage de guerre, documentaire, mode, paysage, portrait ou nature morte. « Le noir et blanc est apprécié pour ses multiples propriétés graphiques, matérielles et symboliques », analyse Héloïse Conesa, chargée de la collection de photographie contemporaine au département des estampes et de la photographie de la BnF, et co-commissaire de l’exposition « Noir & blanc. Une esthétique de la photographie ». « Il valorise notamment une esthétique de la distance, dans le temps, l’espace et le monde. »

Une manière de s’émanciper du temps

Le classicisme qui s’en dégage, couplé à la beauté intemporelle du sujet qu’il renforce, expliquent ainsi le choix de Michael Kenna (né en 1953) ou de Claude Iverné (né en 1963) de ne photographier qu’en noir et blanc arbres et paysages. Sur la même ligne, le grand retour du noir et blanc dans les campagnes publicitaires de marques de luxe, à l’instar de Céline ou de Louis Vuitton, par exemple, est une manière d’affirmer l’idée de l’élégance intemporelle de leurs vêtements et de leur style indémodable. Cet usage marque aussi le souhait de parler du monde autrement. « Le noir et blanc n’est pas à réinventer. Il est lié au silence, à la beauté, et exprime au mieux une pensée », souligne la photographe Laurence Leblanc (née en 1967) qui, au fil de ses voyages en Afrique, au Cambodge, au Brésil ou à Cuba, évoque des situations et des états d’être. « Il permet de ne pas être noyé dans les informations, d’isoler une forme, une trace. Il apporte une forme de simplicité dont j’ai besoin pour souligner quelque chose de complexe ou de très ténu », explique Michel Slomka (né en 1986), quand on évoque son travail en cours sur l’écosystème du loup en France ou ses photographies de tranchées de la ligne de front du Donbass réalisées à partir d’images satellite. Face à la profusion de visuels produits et diffusés et face au spectaculaire, le choix de cette technique permet de se positionner dans une démarche davantage réflexive, souvent indissociable de l’usage de l’argentique.

Allier l’œil et la main

« Avec un appareil argentique, on ne peut pas mitrailler. Ce qui permet de revenir à quelque chose de plus artisanal, à l’objet, et à une autre temporalité. L’économie de moyens rend l’expérience de la prise de vue unique, bien plus qu’avec un appareil numérique, en particulier chez toute la génération née avec le numérique », souligne Anne Lacoste, directrice de l’Institut pour la photographie à Lille. « Pour les photographes d’aujourd’hui, le noir et blanc reste attaché à un savoir-faire que certains se partagent avec leur tireur. Il est une proposition qui allie l’œil et la main, c’est-à-dire l’intellect et le faire », relève Héloïse Conesa. Chez Édouard Elias (né en 1991), le choix de la sérigraphie (technique de tirage menée avec la complicité de Fanny Boucher) donne à l’image une matérialité particulière, comme en témoignent ses photographies de champs de pétrole irakien en feu (2016) ou de la guerre au Donbass. Dans un tout autre genre, le récit de Flore (née en 1963) sur ses grands-parents qui ont vécu le long des rives du Mékong, dans les mêmes lieux que Marguerite Duras, s’exprime dans les tirages pigmentaires qu’elle réalise sur papier japonais ou sur des tirages pigmentaires aux sels d’argent, teintés au thé ou cirés.

Les multiples possibilités du tirage

Désormais, aucune tendance ne domine en matière de tirage. Écrire sur ce mode se fait autant en jouant sur les contrastes du noir et du blanc, comme le firent en leur temps William Klein (1926-2022) ou Helmut Newton (1920-2004), qu’en jouant sur les infinies variations du gris dont Irving Penn (1917-2009) fut un des maîtres. Le souhait de donner aux images une matérialité participe clairement à ce grand retour, qui s’accompagne d’hybridations avec d’autres techniques comme celle du dessin. En témoignent les bouquets de fleurs d’Anne-Lise Broyer (née en 1975) aux tirages gélatino-argentiques rehaussés à la mine graphite, exposés dans l’autre grande exposition organisée par la Bibliothèque nationale de France, intitulée « Épreuves de la matière. La photographie contemporaine et ses métamorphoses ».

Un usage décloisonné

Comparés à leur aînés, les auteurs qui font aujourd’hui le choix du noir et blanc ne l’opposent plus à la photographie couleur. La rivalité entre les deux, ou le rejet de l’un ou de l’autre, appartient à une époque révolue. Les pratiques du médium photographique se sont décloisonnées, et l’usage pour un même sujet de l’un et de l’autre est désormais fréquent. Leur association dans un récit joue sur leur complémentarité. « Ce qui m’importe, c’est de convoquer ce qui peut être juste pour parler d’un sujet », souligne Michel Slomka.Le choix de Gregory Crewdson (né en 1962) du noir et blanc pour clore le dernier volet de sa trilogie sur l’Amérique, développée uniquement en couleurs depuis 2012, marque ainsi le souhait d’accentuer cette notion de déclin d’une nation, par la vision crépusculaire d’une ville moyenne des États-Unis. De la même manière, quand l’artiste et théoricien américain Victor Burgin (né en 1941) décide, à partir de 1976, de réaliser lui-même ses photographies, il trouve dans l’esthétique noir et blanc de la street photography (« photographie de rue ») le répertoire stylistique idoine pour aborder ses réflexions sur les luttes des classes ou sur les inégalités liées au genre, comme le montre le Centre photographique d’Île-de-France à Pontault-Combault (77), mais sans pour autant en faire son mode d’expression dominant, comme le rappellent ses travaux couleur dans la rétrospective que lui consacre le Jeu de paume.

Une esthétique tout en subtilité 

La qualité d’une photographie ne réside pas seulement dans la prise de vue, mais aussi dans son tirage. Les manières d’écrire en noir et blanc sont ainsi multiples. L’exposition « Noir & blanc. Une esthétique de la photographie » en fait le cœur de son propos à travers plus de 300 tirages du XIXe à nos jours, signés par quelque 200 photographes du monde entier. À partir des riches collections de la Bibliothèque nationale de France, sont retracés les différents usages du noir et blanc, en relevant ce qui les distingue au tirage. Aucune chronologie ne prévaut dans le parcours où sont rassemblés des auteurs de décennies et de styles différents qui envisagent le tirage de la même manière : contrasté par exemple pour André Kertész (1894-1985), William Klein (1926-2022) ou Valérie Belin (1964), ou, au contraire, dans un jeu d’ombre et de lumière pour Brassaï (1899-1984), Henri Cartier-Bresson (1908-2004), Daidō Moriyama (1938) ou Ann Mandelbaum (1945). Quant à la salle entièrement consacrée au déploiement d’un nuancier de tirages des plus noirs au plus blancs, elle offre une expérience visuelle marquante, tout en rappelant la capacité du noir et blanc à rendre les effets de matière par ses infinies variations, notamment de gris.

 

« Noir & blanc. Une esthétique de la photographie »,

jusqu’au 21 janvier 2024, BnF, site François Mitterrand, quai François-Mauriac, Paris -13e, www.bnf.fr

À voir
« Victor Burgin. Ça », jusqu’au 28 janvier 2024, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris-1er, www.jeudepaume.org« Victor Burgin. Place(s) »,
jusqu’au 21 janvier 2024, Centre photographique d’Île-de-France,www.cpif.net
À lire
« Noir & blanc. Une esthétique de la photographie, »
BnF Éditions/RMN Photographie, 256 p., 45 €.
À lire
Dans le cadre des 20 ans de la Fondation Henri Cartier-Bresson, parution chez Atelier EXB de
« Puis-je garder quelques secrets ? »
(336 p., 24 €) réunissant 41 entretiens avec Henri Cartier-Bresson.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°769 du 1 novembre 2023, avec le titre suivant : Le grand retour du noir et blanc

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