Exposée pour la première fois dans un musée parisien, l’artiste d’origine nigériane montre, au Musée d’art moderne de Paris, son travail fondé sur la réparation des systèmes naturels épuisés par les activités humaines. Rencontre avec une artiste pluridisciplinaire préoccupée par les liens entre les hommes et la terre.
Suspendue le long du plus haut mur de l’atrium de la Marron Family du MoMA, à New York, Cadence (2024), la tapisserie gigantesque qu’Otobong Nkanga (née en 1974) a créée pour le musée américain, est restée en place pendant dix mois, d’octobre 2024 à juillet 2025. Cette pièce monumentale évoquant des écosystèmes aux constellations cosmiques témoigne de la place qu’a prise l’artiste d’origine nigériane dans le paysage de l’art contemporain. Après ce premier solo show à New York, la rétrospective que lui consacre, cet hiver, le Musée d’art moderne de Paris (en partenariat avec le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne) confirme son statut de nouvelle star, auréolée du prestigieux Nasher Prize 2025, qui récompense chaque année un sculpteur de la scène internationale. Tissée à l’aide de techniques mêlant des fibres naturelles et synthétiques de quelque deux cents teintes différentes (au TextielLab de Tilburg, aux Pays-Bas), Cadence suggère un panorama tout à la fois familier – on y devine des coraux, des arbustes, le scintillement des étoiles… – et inouï, car il contient des cycles de vie, « des moisissures, des suintements », tout un milieu où « les corps gisent et se décomposent pour devenir des champignons qui, eux-mêmes, nourrissent les arbres et jusqu’aux jambes cassées et aux corps qui se transforment en oliviers » (extrait du catalogue de l’exposition). Si la tapisserie s’est imposée comme l’une des principales disciplines d’Otobong Nkanga depuis maintenant une quinzaine d’années, son travail se distingue avant tout par sa dimension remarquablement polymorphe, articulée autour d’une pratique constante du dessin. L’installation qu’elle a conçue pour le MoMA, également composée de sculptures entrelaçant des cordes colorées à de lourds galets de verre soufflé, de sons enregistrés et de poèmes gravés sur des tablettes de céramique, a été « activée » pendant deux jours. « La performance amène de la vie dans l’œuvre », explique cette artiste pluridisciplinaire.
Ses thèmes de prédilection sont restés les mêmes depuis ses débuts : ses créations parlent de notre usage des ressources naturelles et des relations d’interdépendance qui, en tant qu’êtres vivants, nous lient les uns aux autres, mais aussi à la terre que nous habitons. Sa prise de conscience écologique n’a rien d’opportuniste. Elle date de ses études aux Beaux-Arts de Paris, à la fin des années 1990. En effet, Otobong Nkanga est âgée de dix ans quand sa mère, déléguée à l’Unesco, décide de s’installer en France avec ses enfants. La fillette grandit donc à Paris, où elle mène ses études, avant de poursuivre son cursus à Amsterdam, ajoutant à ses nombreux talents la maîtrise d’une langue supplémentaire. Résidant désormais à Anvers, cette polyglotte tente d’apprivoiser le flamand, tout en se félicitant de pouvoir trouver en Belgique un peu de la culture française qu’elle a appris à aimer, notamment, elle l’avoue avec un grand rire, « le confit de canard ».C’est donc à l’École des beaux-arts de Paris qu’elle s’essaie d’abord, dans l’atelier de Jean-Jacques Lebel, à la sculpture en résine. « Il fallait travailler avec un masque, et je n’en portais pas. J’étais jeune et je ne connaissais pas les risques pour ma santé liés aux inhalations de ces produits toxiques. Mais j’ai le souvenir de m’être réveillée le lendemain avec une forte odeur chimique, tenace même après avoir pris ma douche, dont l’émanation imprégnait jusqu’à mon cuir chevelu. À ce moment-là, j’ai décidé de travailler avec la terre. C’est mon corps qui a rejeté la toxicité du matériau. » L’intime, dans son travail, restera dès lors connecté au politique – et inversement.
Elle intègre alors l’atelier de Giuseppe Penone, où elle réalise plusieurs pièces en céramique, notamment celles de la série « Keyhole », exposée au Musée d’art moderne pour la première fois. Inspirée par la forme d’un trou de serrure agrandi, cette série fait allusion au sentiment de voyeurisme que l’artiste éprouve désormais en tant qu’observatrice d’un pays, le Nigeria, où elle ne vit plus quotidiennement. Seules quatre de ces plaques d’argile dessinées ont été conservées, les autres, malheureusement, ayant été perdues. Ces pièces manquantes sont, dit-elle, comme des « fantômes » qui hantent encore son esprit. L’œuvre d’Otobong Nkanga est traversée par d’autres absences. Celle de sa mère, disparue dans un accident de voiture dont elle a été témoin, est évoquée dans les photographies « Road Series ». Le souvenir maternel donne également son titre à l’exposition du Musée d’art moderne : « J’ai rêvé de toi en couleurs. » Cette phrase prononcée par sa mère l’a en effet guidée dans son choix de devenir artiste, au moment où la jeune femme envisageait de s’orienter plutôt vers des études d’architecture, un métier plus à même, pensait-elle, de la protéger des difficultés financières qui ont frappé sa famille à la mort de son père, quand elle avait sept ans.
Ses allers-retours entre l’Afrique et l’Europe lui ont appris à envisager son environnement avec davantage de distance et d’acuité. Elle voit les dégradations en cours. « En France, relève-t-elle, la pollution est indétectable, même s’il y a des indicateurs de la qualité de l’air. Au Nigeria, elle est visible partout, on ne peut pas l’ignorer. » Son art vise à révéler ce que les pays occidentaux s’ingénient à cacher et qui se voit à l’œil nu dans les pays africains. Dans sa vidéo Remains of the Green Hill (2015), tournée sur le site d’une ancienne mine, en Namibie, Otobong Nkanga tente d’apaiser, à l’aide de chants et d’incantations, cette immense plaie à vif creusée dans une colline autrefois verdoyante. L’usage des couleurs, qu’elle a longuement étudiées à l’université Obafemi-Awolowo d’Ilé-Ifè, au Nigeria, vient également traduire dans son travail les humeurs émotionnelles que lui inspirent les paysages : le rouge y évoque le feu, une puissance solaire qui ne peut se comprendre sans le résidu de la combustion destructrice, aux teintes sombres d’anthracite, de noir et de brun. Pour autant, on ne trouvera pas de message univoque dans cette production très riche, ouverte à une multiplicité de points de vue, à l’image d’une réalité dans laquelle tout est inextricablement lié, y compris la grisaille d’un ciel teinté par la fumée d’un incendie au loin. Interviewé par le magazine Flash Art (mai 2019), Otobong Nkanga va jusqu’à affirmer qu’elle n’est pas intéressée par les terminologies comme « anthropocène », ou « post-colonial ». Des étiquettes qui conduisent, selon elle, à des classifications réductrices.
Les idées lui viennent en dormant, autant qu’en dessinant. Ainsi de Carved To Flow– dont le principe fondateur, liant l’art à une activité (de fabrication de savon) ancrée dans le réel, lui est apparu en songe, alors qu’elle était invitée à participer à la Documenta 14 (qui s’est tenue à Athènes en 2017). À partir de cette intuition rêvée, elle a ensuite commencé un long travail d’élaboration formelle et conceptuelle, afin de donner toute son ampleur actuelle à l’entreprise, et dont la complexité reflète sa passion à comprendre « les liens tentaculaires à l’œuvre dans le monde ». Le projet Carved To Flow s’appuie sur la fabrication de savon par saponification à froid (avec des huiles de laurier, de sauge, de coco, mais aussi des beurres de karité, de cacao et de babassu provenant de différentes régions du Moyen-Orient et d’Afrique). Il vise, dans ses étapes de confection et de commercialisation à « explorer les flux matériels et leurs interconnexions », explique la commissaire d’exposition Maya Tounta, qui en est l’une des collaboratrices. Du laboratoire transformé en lieu de conférences à la création de la Carved to Flow Foundation, institution caritative chargée de redistribuer les recettes issues des ventes des pains de savon « 08 Black Stone », en passant par la phase de stockage et de distribution, ce projet inclut la création à Athènes d’un espace d’art à but non lucratif (Akwa Ibom, dirigé par Maya Tounta), et l’installation au Nigeria d’une ferme biologique, gérée par le frère de l’artiste. Car l’œuvre d’Otobong Nkanga n’a pas seulement l’ambition de nourrir les esprits à travers les réflexions critiques et les exégèses qu’elle génère. Elle s’enracine littéralement dans le sol que nous épuisons, pour en prendre soin, l’ensemencer et perpétuer la vie.
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L’art plein de ressources d’Otobong Nkanga
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°791 du 1 décembre 2025, avec le titre suivant : L’art plein de ressources d’Otobong Nkanga








