Carte blanche

L’art et la philosophie font-ils bon ménage ?

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 16 septembre 2013 - 817 mots

La Fondation Maeght propose un dialogue entre « la connaissance par la vue et par la pensée », selon les termes de son directeur. Exposition singulière signée Bernard Henri-Lévy qui ne se visite pas en courant.

SAINT-PAUL DE VENCE - « C’est la faute à Platon… », Bernard-Henri Lévy aurait pu baptiser ainsi l’exposition qui occupe tout l’espace de la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence. Ou, au moins, sa première séquence, nommée « La fatalité des ombres », qui rappelle inévitablement la condamnation platonicienne de l’image, cet ersatz qui ne fait que nous tromper. Partant de cette défiance, partagée par les premiers chrétiens, BHL tente de suivre les rapports tortueux entre art et philosophie, avec ses hauts et ses bas.

Incontestablement, le mythe de la caverne obsède encore les artistes, tant les ombres hantent leurs œuvres : Paysage humain, de Michel Haas (2002), trace creusée dans une matière déchiquetée ; Le Saut de Pierre Tal-Coat (1955), figure bidimensionnelle qui parcourt l’espace. On aurait aimé voir également la vidéo de Bill Viola, The Reflecting Pool (1977), cette version moderne de la caverne où les reflets troublent non seulement notre vision de l’espace, mais aussi nos repères temporels.

La « vraie image »
Face à cet aspect suspect de la représentation, le visiteur assiste à l’invention de la « Sainte Face », dont l’origine miraculeuse vient de son caractère acheiropoïète, c’est-à-dire « non fait de main d’homme ». Selon la légende, la Sainte Face aurait été miraculeusement « peinte » sur une pièce d’étoffe par simple contact avec le visage de Jésus. Cette prétendue « vraie image » (Veronica n’est que la personnification de la vera icona, expression hybride, mi-grecque, mi-latine) autorise et justifie l’introduction de l’image dans le circuit religieux, mais aussi social. Selon BHL, ce sont les peintres qui ont eu recours à cette idée de génie. Certes, mais c’est faire l’impasse sur l’utilité qu’en tiraient l’Église et le pouvoir. De fait, définir l’image essentiellement (uniquement ?) comme enjeu de combat entre la philosophie et l’art comporte le risque d’oublier son rôle dans la cité.

Toutefois, le parcours de la manifestation insiste sur la capacité de la peinture à révéler désormais l’invisible. Inévitablement, la phrase de Klee, « l’art […] rend visible », résonne ici (Klee, Les Masques, 1939). On y trouve également l’écho de la fameuse exposition de Jacques Derrida, « Mémoires d’aveugle » (Louvre, 1990-1991), avec l’œuvre de Sophie Calle, Les Aveugles no 17 (1986). On pourrait d’ailleurs méditer sur cette curieuse fascination des philosophes pour l’invisible et l’aveuglement dans le domaine artistique.

Quoi qu’il en soit, d’après BHL, il s’agit d’une victoire de la peinture sur la philosophie, victoire qui se poursuit quand l’art abandonne le monde des idées et devient autoréférentiel. Ce sont l’espace et la matière, bref la présence même, qui deviennent sa préoccupation principale. Est-ce un simple hasard si le terme « abstraction » qui convenait si bien à l’opération menée par la pensée est désormais employé pour la nouvelle production plastique ?

Une alliance différée
Vaincue la philosophie ? Pas pour longtemps. Chassée par la porte, elle revient par la fenêtre. L’importance du concept dans l’art contemporain lui permet de retrouver sa place (mais on connaît déjà la cosa mentale chez Léonard de Vinci). « Avec les artistes contemporains, l’œuvre finit par se réduire, non plus même à son concept, mais à son énoncé : une image qui n’a pas même à être effacée, ou purgée, car elle ne s’est pas donné la peine d’exister et que son passage à l’existence serait, comme chez Plotin, le passage à une moindre perfection », écrit Bernard-Henri Lévy, qui intitule cette partie « La revanche de Platon » (Sol LeWitt, Victor Burgin, Guy Debord). L’exposition s’achève sur « La grande alliance », où sont réunies des œuvres qui, tantôt figurent des penseurs (Giacometti, Portrait d’Héraclite, 1956), tantôt ont inspiré un philosophe (François Rouan, Peinture-tressage, 1969-1971 et le nœud borroméen de Lacan).

Avançons, toutefois, qu’une autre alliance était nécessaire pour réaliser cette manifestation risquée mais fascinante, celle du philosophe et du spécialiste de l’art. De fait, à lire les réflexions de BHL autour de l’image, on est partagé, comme c’est souvent le cas avec les philosophes, entre les intuitions fulgurantes et des évidences.

L’échange des missives reproduites dans le catalogue entre Lévy et Olivier Kaeppelin, le directeur de la Fondation, montre toute la difficulté d’obtenir un résultat visuel qui ne serait pas d’ordre illustratif, mais qui nous placerait, comme c’est le cas ici, face à « une pensée qui prend forme, une forme qui pense » (Godard).

Les Aventures de la vérité ; Peinture et philosophie : un récit

Jusqu’au 11 novembre, Fondation Maeght, 623, chemin des Gardettes, 06570 St Paul, tél. 04 93 32 81 63, www.fondation-maeght.com, tlj 10h-19h, à partir d’octobre 10h-18h. Catalogue, coéd. Fondation Maeght/Grasset, 389 p., 30 €.

Commissaire : Bernard-Henri Lévy

Nombre d’artistes : env. 130

Nombre d’œuvres : env. 160

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°397 du 20 septembre 2013, avec le titre suivant : L’art et la philosophie font-ils bon ménage ?

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