Photographie

La saga des Nadar

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 1 octobre 2018 - 1898 mots

Le nom de Nadar évoque une entreprise commerciale à succès et la démocratisation, au XIXe siècle, de l’image fixe. Mais il cache aussi le travail de trois photographes talentueux, deux frères et un fils, associés pour les affaires mais en compétition pour la postérité.

De l’atelier Nadar, l’histoire de la photographie n’aura longtemps retenu que le talent de portraitiste de Félix (1820-1910). Pourtant, Adrien Tournachon (1825-1903), le frère, et Paul Nadar (1856-1939), le fils, ont chacun imprimé leur vision du portrait. D’ailleurs, leur renommée était à l’époque aussi grande que celle de Félix. À la Bibliothèque nationale de France, l’exposition « Les Nadar, Une légende photographique » raconte leur histoire, résultat de recherches inédites effectuées sur les parcours d’Adrien et de Paul par Sylvie Aubenas, responsable du département des estampes et de la photographie à la BnF, et par Anne Lacoste, conservatrice et autre grande spécialiste de la photographie du XIXe. Épreuves photographiques originales, mais aussi caricatures, dessins, peintures, lithographies, écrits et objets développent ce récit. Car, chez les Nadar, excepté Paul qui a toujours été dans l’atelier, de sa naissance à sa mort, on ne fut pas que photographe.

Félix fut en effet journaliste, caricaturiste, dessinateur, écrivain mais aussi peintre amateur et féru de voyage en ballon. « Son frère Adrien a été, des trois, celui qui a eu la carrière photographique la plus courte. Il commence fin 1853 pour s’arrêter sept ans plus tard et s’en retourner à la peinture », souligne Sylvie Aubenas. Dès ses années de lycée à Paris, Félix Nadar, né Gaspard Félix Tournachon, se passionne quant à lui pour Victor Hugo, Alexandre Dumas ou Théophile Gautier. À 18-19 ans, il collabore à divers journaux relatifs à l’actualité théâtrale ou à la mode, fonde une revue littéraire, occasion pour le jeune homme de rencontrer Dumas, Gautier, Nerval puis Baudelaire, qu’il photographiera ensuite à plusieurs reprises. Pour l’heure, Félix publie ses premiers croquis et son premier roman, participe à la Société des buveurs d’eau, groupe de jeunes artistes du Quartier latin rassemblés autour d’Henry Murger, auteur de Scènes de la vie de bohème qui inspirera à Puccini son opéra La Bohème. Il écrit et caricature sous le pseudonyme de Nadar. Le ton séduit.
 

La bataille du nom

C’est cette carrière de caricaturiste qui l’amène à imaginer, cinq ans plus tard, la réalisation d’un panthéon de 1 200 portraits d’écrivains, patrons de presse, comédiens, peintres, compositeurs et musiciens. Les amitiés de Nadar dans ces différents milieux facilitent la réalisation du projet qu’il entame avec des écrivains qu’il connaît ou qu’il sollicite comme George Sand. Son jeune frère Adrien l’assiste dans cette ambitieuse entreprise financée par des souscriptions. Entre 1851 et 1854, les deux frères produisent conjointement peintures, caricatures, dessins et enseignes. Peintre de formation, Adrien réalise en particulier des reproductions de tableaux sur commande. À sa sortie de l’atelier de François Édouard Picot à l’École des beaux-arts de Paris, la direction de l’école lui demande une copie du Saint Sébastien de Giorgione pour l’ancienne chapelle des bénédictins de Guîtres, en Gironde.

Félix saisit toutefois rapidement les potentiels de la photographie pour mener à bien plus rapidement son projet de panthéon. Il demande à Gustave Le Gray de former Adrien, tandis que lui-même se forme auprès de son ami Camille d’Arnaud. En 1854, l’installation d’Adrien au 11, boulevard des Capucines marque l’ouverture du Studio Nadar Jeune comme le baptise Félix qui installe son propre atelier au domicile de leur mère au 113, rue Saint-Lazare. Le mariage la même année de Félix avec Ernestine Constance Lefèvre, fille de son loueur de voitures, lui permet d’éponger leurs dettes. Cette période de travail en commun est marquée par la réalisation de la série des Pierrot mimés par Charles Deburau. Elle est néanmoins de courte durée et s’achève quand Adrien, voulant s’affranchir de l’autorité de son aîné, demande à ce dernier de quitter l’atelier. Félix décide alors de transformer à grands frais l’appartement de la rue Saint-Lazare en atelier. Un conflit épique s’ouvre entre les deux frères.

Pour Félix, il ne s’agit plus qu’Adrien signe ses portraits Nadar Jeune. Au bout de près de deux ans de procès, il obtiendra gain de cause. Le 12 décembre 1857, le tribunal de commerce de la Seine lui donne l’exclusivité des droits sur le pseudonyme Nadar. Entre-temps, Ernestine, son épouse, a donné naissance le 8 février 1856 à Paul, et Adrien a reçu le titre de photographe de Sa Majesté l’impératrice Eugénie, au grand dam de son frère encore plus convaincu de ne pas le laisser utiliser le pseudonyme de Nadar.
 

Au bord de la faillite

« Félix, le républicain tendance anarchiste, haïssait Napoléon III et l’impératrice, détestait les reconnaissances officielles. Il a toujours soutenu Victor Hugo en exil, la Commune de Paris, Léon Gambetta, Armand Barbès », précise Sylvie Aubenas. La disparition de leur mère Thérèse Maillet, le 25 février 1860, provoque cependant la réconciliation des deux frères. Félix a accédé à la dernière volonté de sa mère en épongeant les dettes d’Adrien. Leur réconciliation voit ce dernier rejoindre le nouvel atelier Nadar du 35, boulevard des Capucines avant de renoncer, en octobre 1862, à la photographie pour ne se consacrer qu’à la peinture et aux commandes de tableaux. À différentes reprises, Adrien n’en viendra pas moins aider à tenir l’atelier quand Félix réalisera ses vols en ballon. Son fonds rejoint celui de l’atelier Nadar, le complète avec ses portraits et diverses photographies d’acrobates de cirque ou d’animaux réalisés à la commande lors de concours ou de foires. « L’utilisation de la lumière, de la plongée ou contre-plongée, le cadrage plus serré pour le portrait distinguent l’approche d’Adrien de celle de Félix. La formation de peintre, puis de photographe auprès de Gustave Le Gray a donné à Adrien une vision plus artistique du médium », relève la directrice du département des estampes et de la photographie de la BnF.

Le succès de l’un comme de l’autre comme photographes, leur participation aux divers salons ou expositions de l’époque, les portraits à la lumière artificielle mis au point par Félix ne sont pas pour autant synonymes de gain. Leur cas n’est pas isolé : « Les faillites, les difficultés financières sont très présentes chez les photographes du XIXe, rappelle Sylvie Aubenas. L’engouement pour le portrait photographique dans les années 1850-1860 voit nombre de photographes aménager leur studio de manière luxueuse. Quand Félix s’installe boulevard des Capucines, il dépense des sommes folles en frais de salons de réception, de décoration et de décors. »

À plusieurs reprises, il a déjà frôlé la faillite. Félix a toujours dépensé plus qu’il ne gagnait. Les sommes folles engagées pour construire son ballon Le Géant et pour accomplir ses différents vols et les premières photographies aériennes grèvent le budget. La situation ne s’améliore pas en 1870 lors de la guerre franco-prussienne. Le siège de Paris voit le photographe aider le ministre de la Guerre Gambetta à quitter la capitale à bord d’un des trois ballons qu’il a mis à disposition de l’armée. La Commune voit quant à elle les deux frères aider ses combattants et le jeune Paul jouer le rôle de messager.
 

dans l’ombre du père, La relève

Face aux menaces d’une nouvelle faillite, Ernestine se fâche et décide au début des années 1870 de prendre en main la gestion de l’atelier situé désormais au 51, rue d’Anjou. « C’est Ernestine et Paul qui vont, à partir de cette époque, faire fonctionner l’atelier », explique Anne Lacoste. Paul apprend le métier auprès de Walter Damry, photographe réputé de Liège qui a rejoint Félix. « Son approche se distingue par un intérêt tout particulier pour le travail de composition et la gestuelle, explique-t-elle. Au fond neutre employé par son père et son oncle, il substitue des fonds peints en trompe-l’œil et montre une belle maîtrise de la lumière. » Ses portraits de personnalités des arts du spectacle, grande spécialité de Paul à la fin des années 1880, en témoignent.

Depuis 1880, Paul a pris la direction artistique de l’atelier. Conscient de l’héritage qui lui est transmis, il n’en essaie pas moins de s’émanciper de son père et de lui faire admettre sa propre signature Paul Nadar. Non sans difficulté. Leur relation vit au rythme des fâcheries et des réconciliations. Adrien ou Paul : l’attitude de Félix ne varie guère. L’installation un temps à Marseille de Félix et d’Ernestine, la création sur place d’un studio en 1897 et son reportage sur le vieux port à 79 ans expriment sa volonté de ne pas s’effacer malgré la cession deux ans plutôt de l’atelier Nadar à son fils. « Ernestine, qui adore son mari, a passé son temps à le réconcilier avec son frère, son fils, pour ne pas dire avec tout le monde, mais aussi à les sauver chacun de la faillite », note Sylvie Aubenas.

La photographie de la chambre d’Ernestine où l’on voit son portrait placé devant le lit conjugal encadré d’un côté par celui de Félix, de l’autre par celui de Paul prête à sourire dans ce contexte familial si agité. Paul est l’enfant unique qu’elle chérit. Il sait qu’il peut se reposer sur elle pour ne se consacrer qu’à sa carrière de photographe et à la poursuite de la notoriété en France et à l’international de l’atelier Nadar. « Pendant cinquante ans, sa démarche esthétique a répondu au goût contemporain », note Anne Lacoste. Comme son père, Paul a le goût pour améliorer les techniques photographiques et pour innover. Les brevets déposés en son nom sont particulièrement nombreux. Il a aussi le flair en ce qui concerne les développements du médium. Quand il devient le représentant exclusif en France de Eastman Kodak, c’est évidemment conscient des potentiels du marché de la photographie instantanée face à l’accroissement de la pratique amateur. La création de l’Office général de photographie en 1887 puis du journal Paris-Photographe quatre ans plus tard marque son implication dans la défense et la valorisation de la profession.

L’atelier Nadar est, quant à lui, passé de 25 à 60 personnes. Photographe officiel de l’Opéra de Paris jusqu’en 1914, il se distingue ailleurs par ses photographies de mode et sa collaboration, entre autres, avec la maison Lanvin mais aussi avec le palais de l’Élysée. Au temps de la présidence de Félix Faure, dont il fait l’un des portraits officiels, il est particulièrement sollicité. L’élite et la bourgeoisie parisiennes sont ses clients de prédilection avec les grands noms de l’art lyrique. Paul apprécie les titres officiels et les recherche. La Légion d’honneur viendra plus tard s’épingler au revers de sa veste.

Si, un temps, son père a pu lui reprocher de délaisser la valorisation du fonds de l’atelier, Paul y est revenu rapidement, aidé dans son entreprise par sa fille Marthe, née le 8 mai 1912 de son union avec Marie-Anne Parquet, la gouvernante de son père, qui, dès 1930, se révèle une précieuse collaboratrice. Quelques jours après la disparition de Paul, le 1er septembre 1939, date du début de la Seconde Guerre mondiale, une photo la montre assise dans l’atelier tenant un portrait de son père sur les genoux. La photographie n’est pas signée. Autoportrait ou opérateur derrière l’objectif ? On ne le sait pas. Dans la famille Nadar, les autoportraits sont nombreux, comme les portraits des uns et des autres réalisés par Félix, Adrien ou Paul. Reste désormais à en connaître un peu plus sur Marthe Nadar décédée en 1948 à l’âge de 36 ans et sur la vie de l’atelier jusqu’à la vente du fonds Nadar à l’État, en 1950.

« Les Nadar, une légende photographique »,
du 16 octobre au 3 février 2019. Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, Paris-13e. Du mardi au samedi de 10 h à 19 h, le dimanche de 13 h à 19 h. Tarifs : 9 et 7 €. Commissaires : Sylvie Aubenas et Anne Lacoste. www.bnf.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°716 du 1 octobre 2018, avec le titre suivant : La saga des Nadar

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