Israël

La précarité à l’âge de l’intranquillité

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 14 octobre 2008 - 746 mots

À Jérusalem, l’exposition « Art Focus » se focalise sur des questions de territoire et de lutte contre l’uniformisation, à une époque marquée par l’inquiétude.

JÉRUSALEM - Avec son étrange machine faite d’un bric-à-brac indescriptible et mal assuré (Untitled (Bubble Machine), 2008), Ariel Schlesinger provoque un phénomène pour le moins inattendu : il met le feu à des bulles de savon ! Instable et d’une précarité extrême, son installation pourrait constituer l’un des emblèmes de l’exposition internationale « Art Focus », à Jérusalem, dont la cinquième édition prend place dans un bâtiment inachevé, sans identité perceptible donc, et nullement chargé d’histoire pour une cité qui l’est tant.
Car de précarité il est question tout au long du cheminement proposé par les commissaires français Ami Barak et Bernard Blistène. Ceux-ci, sous le titre « Can Art Do More ? » (L’art peut-il faire plus ?) et avec les travaux de soixante-six artistes – dont quinze sont israéliens et treize français –, engagent une réflexion dynamique sur les notions de territorialité, d’identité, de positionnement, dans un espace mondialisé où beaucoup tentent de lutter contre l’uniformisation de surface qui nous est promise.

Ballet d’ultraorthodoxes
Le propos a des visées politiques indéniables que reflète le choix des artistes, dont les pratiques de la plupart sont fondées sur des prises de position critiques largement ouvertes sur la chose publique et sociale.
Dans un accrochage remarquablement énergique, organisé en anneaux concentriques permettant plusieurs degrés de lecture et renforçant la diversité des voix audibles, les questionnements relatifs à la géographie, aux frontières et à la définition des contours se taillent la part du lion. Motifs d’inquiètude pour beaucoup d’artistes israéliens, à l’instar de Nira Pereg qui, dans Sabbath 2008, Jerusalem (2008), filme l’étrange ballet d’ultraorthodoxes bouclant leur quartier à l’approche du Shabbat, jusqu’à l’enfermement complet, jusqu’à l’absurde refus des autres. Ou encore de Michael Druks et son projet Druksland (1974-1975) ; pour traiter des frontières et de leurs implications, l’artiste a inventé un langage plastique où l’assimilation de la cartographie à la morphologie sert à définir et représenter des territoires tant géographiques que corporels.
Face au long métrage d’Uri Zohar célébrant le mythe de la conquête d’Israël (A Hole in The Moon, 1964), Bruce Nauman, toujours adepte d’une belle finesse sémantique, s’attelle dans une vidéo à définir et délimiter un coin avec des madriers, dans un champ (Setting a Good Corner (Allegory and Metaphor), 1999). Ou quand la constitution d’un territoire s’apparente à une quête identitaire défiant le pouvoir et les limites imposées.
Plus ludiques mais non moins complexes est l’interprétation de Thomas Saraceno, qui, avec El Mundo (2004), met en branle une énorme machinerie destinée à faire voler une simple mappemonde en plastique devant une image du lieu d’exposition filmée en temps réel ; ou d’Alexandre Perigot et de son tuyau sans fin défiant la géographie (Sometimes You Win Sometimes You Lose, 2007).

Le vivre ensemble
Les réalités altérées sonnent comme autant d’alternatives à la culture de masse, chez Rodney Graham qui fait du vélo en sens inverse après avoir ingéré du LSD (Phonokinetoscope, 2001-2002), ou Mircea Cantor. Celui-ci donne à voir dans une forêt un tronc d’arbre dont la base a muté en une étrange construction (Hiatus, 2008).
De cet ensemble subsiste une impression d’intranquillité et d’insécurité. Ces sentiments sont propices à l’élaboration de nouveaux langages, poétiques parfois, comme dans les belles photographies noir et blanc de Sharon Ya’ari où le précaire reprend le dessus au gré de la destruction d’un immeuble (Rashi Street, 2008). Dans l’indéfinition qu’il impose à son sujet et à sa temporalité, l’artiste travaille à en détourner le vocabulaire. Évocatrice de l’incertain aussi que cette photo d’Haim Steinbach, qui dit bien à elle seule les difficultés d’une époque, avec un wagon isolé sur un morceau de voie ferrée sans début ni fin dans le désert, et sans destination (Untitled (Railroad Track, Passenger Car), 1995).
Montée par la Jerusalem Foundation, organisation à but philanthropique dont l’un des objectifs affichés est le « vivre ensemble », et qui met en œuvre des projets culturels et sociaux ouverts à toutes les communautés, « Art Focus » n’est pourtant pas parvenue à établir un pont vers l’autre côté du mur : tous les artistes palestiniens conviés ont décliné l’invitation. L’art doit pouvoir faire encore plus...

ART FOCUS. CAN ART DO MORE ?

Jusqu’au 23 octobre, Pavilion Conferences & Events, Banit Center, Haoman St. 14, Talpiot, Jérusalem, tél. 974 2648 2482, www.artfocus.org.il, dimanche-jeudi 17h-22h, vendredi 10h-14h, samedi 21h-23h. Catalogue, éd. The Jerusalem Foundation, 106 p.

ART FOCUS

- Commissariat : Ami Barak et Bernard Blistène
- Nombre d’artistes : 66
- Nombre d’œuvres : 82

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°289 du 17 octobre 2008, avec le titre suivant : La précarité à l’âge de l’intranquillité

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