La marionnette un art d’avant-garde

Par Céline Garcia-Carré · L'ŒIL

Le 30 avril 2018 - 1943 mots

En cours de labellisation par le ministère de la Culture, les arts de la marionnette, cet « art total » prôné par le Bauhaus, font singulièrement écho à l’histoire des beaux-arts. Leur problématique se situe au cœur des enjeux de l’art contemporain.

Marionnette portée, à fils, à gaine, corps-castelet, théâtre de papier, d’ombre, d’objet, vidéo, musique : les arts de la marionnette, jonction des arts plastiques et de l’art dramatique, n’en sont pas moins un art à part entière. La 12e édition du festival Scènes ouvertes à l’insolite, qui se déroule du 29 mai au 3 juin à Paris, en est la preuve avec quatorze compagnies émergentes, génération la plus actuelle d’une discipline ancestrale qui sera labélisée cette année par le ministère de la Culture afin de structurer ce secteur. Ce point d’orgue historique d’une reconnaissance artistique impulsée par les marionnettistes des années 1970 n’est-il pas le résultat d’un bouleversement esthétique qui trouve son origine dans les avant-gardes du XXe siècle ? Dans la définition de l’Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette, le mot « marionnette » est un dérivé du prénom Marie et désigne, aux XVe et XVIe siècles, divers objets représentant la Vierge. La vocation initiale de la marionnette est celle de la représentation humaine au service d’une narration, d’un imaginaire et d’une croyance.
 

L’autonomie de l’objet marionnettique, signe de modernité

Comme l’œuvre d’art copiant la nature, l’imitation du théâtre d’acteur est encore la tradition que perpétuent les arts de la marionnette à la fin du XIXe siècle en France. À partir du déclin, dès 1850, de l’esthétique de Guignol, marionnette à gaine inventée en 1808 par Laurent Mourguet, les arts de la marionnette se libèrent de la fonction imitative et s’ouvrent alors à l’effervescence artistique du début du XXe siècle. En effet, la marionnette découvrant les idées modernistes se les approprie : « L’art moderne fut le principal promoteur de l’évolution du théâtre de marionnettes contemporain », explique dans ses Mémoires improvisées Alain Recoing, figure majeure des arts de la marionnette en France dans les années 1970-1980.

Si l’on définit la modernité en art comme une réaction au réalisme et au naturalisme abandonnant la volonté d’imiter, l’art des marionnettes y participe pleinement. De même que le tableau moderne affirme son autonomie plastique et ne cherche plus à cacher ses composants (picturalité, texture, matérialité de la toile), la marionnette va affirmer son statut d’objet et ne cherche ainsi plus à imiter un acteur humain. Comme l’écrit en 2008 l’historien et théoricien des arts de la marionnette Henryk Jurkowski dans Métamorphoses, le théâtre de marionnettes au début du XXe siècle n’illustre plus simplement un texte « mais impose son langage spécifique », tout comme le tableau moderne abandonne la fonction narrative de la peinture classique. Un langage spécifique auquel vont contribuer plusieurs peintres et sculpteurs des avant-gardes surréalistes, dadaïstes, cubistes, futuristes et notamment ceux du Bauhaus. Les figurines de Lothar Schreyer côtoient le Cabinet figural (1922) d’Oskar Schlemmer et les marionnettes cubistes et dadaïstes du Roi-Cerf de Sophie Taeuber-Arp (1918).

Le futurisme italien aborde également les arts de la marionnette au travers des Ballets plastiques (1918) de Fortunato Depero. Certains plasticiens expérimentent l’univers de la marionnette à travers le spectacle vivant, lui empruntant cet art de la matière en mouvement, comme Pablo Picasso qui crée costumes et décors de Parade (1917) de Jean Cocteau ou Fernand Léger qui conçoit les maquettes des marionnettes de Match de boxe (1934) de Jacques Chesnais. L’intérêt d’Alexander Calder pour le mouvement, l’équilibre et le déséquilibre, s’exprime déjà merveilleusement à ses débuts avec Le Cirque (1926-1931), avec près de deux cents pièces animées par l’artiste. Si l’affirmation de son autonomie incite le tableau moderne à ne plus cacher ni sa facture ni son support, de même, la marionnette va alors dévoiler son acteur, celui qui tient les fils ou la guide. Cet autre qui, par le regard porté sur la matière, lui donne vie.

Entre réel et imaginaire

Ainsi, le marionnettiste, autrefois dissimulé au public derrière le traditionnel castelet ou vêtu de noir sur fond noir, apparaît maintenant aux côtés de l’objet manipulé lui donnant son sens par sa mise en mouvement : « Le marionnettiste “nomme” avec un mouvement, et toutes les esthétiques entrent alors en jeu », explique Pierre Blaise, directeur du Théâtre aux Mains Nues. Cette exploration du champ sémantique de l’objet donné à voir au travers du mouvement est notamment développée dans les années 1950 par « le théâtre noir » réinventé par le marionnettiste français Georges Lafaye et sa célèbre création John et Marsha (1952) qui illustre la rencontre amoureuse d’un boa en plumes roses et d’un chapeau haut de forme sur fond noir.

Une autre forme de cette présence manifeste du marionnettiste trouve une expression particulière dans Les Mains seules, création de 1949 du marionnettiste français Yves Joly où l’objet disparaît, laissant sur scène la seule présence des mains gantées signifier la splendeur des fonds marins. La disparition de l’objet marionnettique fait singulièrement écho à la disparition du sujet en peinture, à l’aube de l’abstraction. Ces recherches communes aux arts plastiques et arts de la marionnette, entre réel et illusion, trouvent un écho particulier dans le travail de Tadeusz Kantor, très influencé par le Bauhaus, qui place le corps vivant et le matériau inerte sur le même plan : « Lorsque je fais un spectacle, ou un tableau, je ne cherche pas à donner l’illusion de la réalité, je manipule du réel, du concret, de l’immédiat. Il y a, sur la scène, un “cadre” de tableau, comme un châssis, et des personnages dans le cadre, les acteurs, comme les figures d’un tableau. Et je suis devant, moi, le peintre, j’essaie de les maîtriser », disait-il peu avant sa mort en 1990. Kantor théorisa d’ailleurs le « bio-objet », nouvelle forme plastique mêlant éléments vivants et artificiels. Ce nouveau sens conféré à l’objet par le mouvement n’est pas sans rappeler le décalage sémantique de René Magritte et les qualités poétiques de sa peinture qui inspireront d’ailleurs la création Le Ciel (1980) du marionnettiste hollandais Ray Nusselein.

L’œuvre d’art qu’est un spectacle de marionnette émerge de cette interaction poétique entre l’inerte et le vivant. Avec sa compagnie créée en 1968, Philippe Genty, l’un des marionnettistes français les plus reconnus de la scène contemporaine, a fondé l’essence de sa pratique artistique justement sur la relation entre le marionnettiste et la marionnette. « Durant nos années cabaret, nous avons souvent croisé des ventriloques. J’ai toujours ressenti un trouble en observant leur relation avec leur marionnette. Certains atteignent un niveau de dissociation susceptible de vraiment semer le doute, en jouant avec dérision de leur habileté : qui manipule qui ? », expliquait-il pour sa création Boliloc en 2007.

Formé durant dix ans au sein de sa compagnie, Jean-Louis Heckel, marionnettiste et metteur en scène, directeur de la Nef et responsable pédagogique de l’Ensam, raconte : « Avec lui, le point de départ était la matière. Cela peut être très déstabilisant pour l’acteur de ne pas être au centre de l’attention. L’une de mes expériences les plus fortes a été d’accéder à cette sensation d’être tellement à l’écoute de la matière, que c’est elle qui a fini par me manipuler. » Ce jeu d’altérité impose une humilité commune aux marionnettistes, toutes générations confondues. « Depuis 40 ans, la présence de nos corps aux côtés de la marionnette s’est affirmée, en sortant du castelet. Nous cherchons à rendre présents des corps à la lisière du vivant et de l’inerte. Par cette relation à la matière, les arts de la marionnette questionnent la place de l’humain dans le monde », explique Renaud Herbin, marionnettiste et directeur du TJP – Centre dramatique national d’Alsace Strasbourg. Une vision anthropologique au cœur du nouveau parcours des Musées Gadagne de Lyon ouverts en avril dernier et seul en France exclusivement dédié aux arts de la marionnette : « L’art accompagne l’homme pour lui permettre de comprendre le monde, notre parcours s’attache à la dimension anthropologique des marionnettes, à ce qu’elles disent du monde », souligne Brigitte Sanvoisin, chargée des collections des musées.

Unité esthétique d’un art total

La création contemporaine ne cesse d’explorer les notions de représentation et convoque toutes les disciplines : arts plastiques, architecture, peinture, sculpture, photographie, vidéo, dramaturgie, écriture, scénographie, musique, cirque ou encore danse. De plus, intimement conditionnés à l’art du mouvement, les arts de la marionnette se révèlent dans une dimension éphémère qui les rapproche en cela de la performance, tous deux impliquant la présence de l’artiste. Regroupant toutes les techniques de la discipline, l’enseignement des arts de la marionnette en France se rapproche fortement de la philosophie du Bauhaus.

Fondée en 1987 par Jacques Félix et Margareta Niculescu, l’École nationale supérieure des arts de la marionnette (Ensam) de Charleville-Mézières dispense un enseignement transmis par des artistes, dont Kantor, par exemple, le temps d’un atelier en 1988. « À travers une pédagogie du projet, nos élèves sont exposés à des artistes venus du monde entier, maîtres de stages qui transmettent ce qu’ils sont autant que ce qu’ils font. On y enseigne l’art par l’art », rappelle son directeur actuel Éloi Recoing. Le nouvel espace de 3 300 m2, conçu pour l’enseignement des arts de la marionnette, inauguré en 2017, dispose d’ateliers répartis par matériaux et techniques : bois, fer, plâtre, résine, soudure. Une organisation qui n’est pas sans rappeler les ateliers « métal », « poterie », « textile » ou encore « théâtre » du Bauhaus. Par leur transdisciplinarité au service d’une unité esthétique, les arts de la marionnette font étonnamment écho à la définition que donne Walter Gropius du Bauhaus dans son manifeste de 1919, prônant l’unité des arts et des métiers dans un idéal « d’œuvre d’art total » et ne faisant aucune différence entre l’artiste et l’artisan, fusionnant leurs savoir-faire et leurs approches.

Si les constructeurs de marionnettes ne sont pas tous marionnettistes, l’apprentissage de la construction fait partie intégrante de leur formation professionnelle comme le souligne Jean-Louis Heckel : « Savoir écouter la matière est essentiel. L’avoir entre les mains permet de mieux comprendre ce qu’on anime, cela donne une autre ouverture, une autre liberté. » Bien que sa pratique artistique s’inscrive entre les arts plastiques et l’art dramatique, le marionnettiste ne peut faire l’économie d’un savoir-faire équivalent dans les deux domaines : « Les diplômés de l’Ensam ont un taux d’insertion professionnelle très fort (97,5 % en 2010), car ils peuvent à la fois fabriquer et jouer, et ce n’est pas de la polyvalence, ce sont des gens qui ont une double identité, une double créativité », précise-t-il. D’ailleurs, le label « centre national de la marionnette » en cours d’élaboration, dédié aux lieux de création et de diffusion, comprendra notamment l’installation obligatoire d’un atelier de fabrication attenant à la salle de spectacle.

Un haut niveau d’exigence pluridisciplinaire qu’illustrent notamment les créations de la marionnettiste norvégienne Yngvild Aspeli, formée à la sculpture et au théâtre avant d’entrer à l’Ensam : « Les choix de matériaux, de couleurs, de musique, de mise en espace et en mouvement de l’objet marionnette, et la relation avec l’acteur, sont tous des éléments égaux dans la narration de l’histoire. » Étonnamment, la marionnette contemporaine a su dépasser les bouleversements de la modernité sans abandonner ses techniques traditionnelles et sadimension nar-rative. Cette transcendance, à la fois humble et audacieuse, conjuguée à la maîtrise de leurs sources créatives multiples font des arts de la marionnette en ce début du XXIe siècle un art total.
 

12e édition du festival « Scènes ouvertes à l’insolite »,
du 29 mai au 3 juin 2018. Le Mouffetard - Théâtre des arts de la marionnette, 73, rue Mouffetard, Paris-5e. Centre d’animation Arras, 48, rue du Cardinal-Lemoine, Paris-5e. Théâtre Paris-Villette, 211, avenue Jean-Jaurès, Paris-19e. Théâtre aux Mains Nues, 45, rue du Clos, Paris-20e. Centre Wangari Maathai, 15, rue Mouraud, Paris-20e. À partir de 18 h 45 en semaine et de 16 h le week-end. Tarif : 12 €. lemouffetard.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°712 du 1 mai 2018, avec le titre suivant : La marionnette un art d’avant-garde

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