Art déco

La maison joyeuse de Jean Royère

Par Elisabeth Védrenne · L'ŒIL

Le 1 octobre 1999 - 1754 mots

Après la galerie Jacques Lacoste, le Musée des Arts décoratifs à Paris s’attarde sur la décoration d’intérieur signée Jean Royère dans les années 40-50. Cet ensemblier sut innover en inventant du mobilier aux formes rondes, à l’assise confortable et aux couleurs gaies. Accusé à l’époque de ne créer que « pour les martiens du mauvais goût », il revient aujourd’hui en force avec ses canapés Ours polaire ou ses fauteuils Éléphanteau.

Les meubles et les dessins de Jean Royère font depuis quelques années l’objet d’un culte passionné. Cette situation provoque des conséquences extrêmes : on l’adule (peut-être exagérément), on s’en inspire beaucoup (Garouste et Bonetti, ou encore Kristian Gavoille) mais ses prix montent vertigineusement ! Cet effet de mode – le fait que le couturier de Gucci, Tom Ford en personne, appuie l’exposition du Musée des Arts décoratifs de Paris, est significatif – produit à son tour des effets pervers. On sacre grand créateur, un homme qui était simplement un formidable décorateur. Royère est gai, fantaisiste, drôle, parfois impertinent, habile à faire rêver aussi bien la midinette que la vraie princesse. Il a su mettre en scène la poésie et le ludisme de l’enfance perdue. Et s’il a réussi à allier « la tradition à la modernité », il n’en est pas pour autant ce grand innovateur que l’on veut nous faire croire, au point d’en faire, comme certains, un Carlo Mollino français ! L’Italien Mollino était plus surréaliste, plus puissant. Ses meubles restent des prouesses techniques et son brio vigoureux en fait un génie à part parmi les créateurs des « formes libres » de cette époque. S’il fallait absolument comparer Royère à un contemporain italien, ce serait à Gio Ponti, plus solaire.

Des formes rondes, rassurantes et enveloppantes
Lorsqu’on regarde un intérieur de Royère, on tombe amoureux. On ne se pose aucune question. On en jouit simplement. On pourrait intituler sa maison, « La maison joyeuse », du titre d’une exposition de tissus de Paule Marrot qui fut d’ailleurs sa complice. On profite de ces formes très rondes, rassurantes et enveloppantes, souvent rendues amusantes par de simples détails incongrus, comme ce coussin de raphia dans le fauteuil Œuf qui ressemble à une botte de paille ! On se repose les yeux en suivant les appliques Lianes grimper sur les murs. Dans le canapé Ours Polaire, on a envie de se frotter à son côté duveteux et pelucheux, de s’étirer sur ses fausses fourrures, de se lover dans ses bergères presque fermées qui protègent et vous cachent. On est au royaume de la comédie et de l’allégresse. Le mobilier de Royère est attirant, séduisant et l’on n’a qu’une envie : ne pas bouder son plaisir. Laisser les grincheux dire, – comme ceux du Salon des Artistes décorateurs de 1939 – que ses intérieurs sont créés « pour les martiens du mauvais goût ». Nombreux sont ceux qui critiquent son amour pour les « effets », qui le taxent de décorateur pour starlette, qui prennent ses détails humoristiques pour des gadgets, du kitsch de pacotille, et qui regrettent ses couleurs guimauves et un penchant un peu nunuche pour les fleurettes, surtout séchées ! Bref une tendance un peu cocotte. Évidemment il n’est pas un Charles Eames qui, à la même époque, tout en jouant des courbes comme lui, allait avec génie au bout de ses recherches fonctionnalistes ! On ne peut comparer l’incomparable. Royère n’a rien du designer pur. Il est né du groupe des ensembliers décorateurs ayant fait leurs classes au Faubourg Saint-Antoine, mais si Royère en a gardé toutes les qualités, il est aussi l’un des rares à avoir su en oublier les défauts.

Le refus du « joli-joli »
L’univers de Royère est bien plus complexe. Un pied dans la tradition française classique et raffinée (il adore Ruhlmann), l’autre pied dans les préoccupations contemporaines de son époque (il vénère dès ses débuts la simplicité d’un Djo-Bourjois). Et dans la tête une imagination débridée, parfois délirante. Il déteste le conformisme, le goût petit-bourgeois, l’étriqué. Il fuit les carcans quels qu’ils soient. Et son refus du « joli-joli » et des « défuntes fanfreluches » le rapproche en théorie d’un Le Corbusier. Il ose critiquer le peu d’audace de ses compatriotes : « Au moment où Ravel, Maillol ou Vuillard vivaient, elle (la décoration française) faisait de l’Offenbach »... et il continue dans Bâtir la France en 1946 : « Et en avant ! pour les vernis, les ors, les bronzes, l’étalage insolent des matières riches. » Et il conclut que l’art décoratif français est stérile et sur une voie de garage et « ... qu’il n’a aucune inquiétude sociale, aucun contact avec le vivant ou le souci du contemporain. Il parle souvent du passé, rarement du présent, jamais de l’avenir ». Par contre il est très attentif à ce qui se joue en Italie et dans les pays scandinaves. Il ne rate pas une Triennale de Milan ni un voyage en Suède ou au Danemark. Curieux de toute innovation, il bouge, il va voir ailleurs et s’inspire de ce qu’il voit. Les meubles de Royère ne sont peut-être pas révolutionnaires mais ils respirent l’air du temps. Ils sont, lui qui n’en aimait pas le terme, fonctionnalistes malgré eux. Son audace se niche plus dans certaines constantes de son vocabulaire que dans les formes elles-mêmes. Ainsi les meubles de Royère sont la plupart du temps surdimensionnés, voire disproportionnés, comme l’immense canapé Banane ou les grandes oreilles des dossiers de ses fauteuils variés... Par un effet pervers de trompe-l’œil, certaines tables reposent sur des pieds en forme de roulettes et font croire qu’elles peuvent rouler ; or les roulettes sont fixes, de simples anneaux qu’il appelle exprès « yo-yo », etc... Les matières « massifient » le meuble et laissent croire que ce sont elles qui délimitent la forme. Royère joue sans cesse sur un apparent et subtil déséquilibre. Parfois son intuition devance la création des autres. Comme le fait remarquer Yvonne Brunhammer, son modèle de bergère à oreilles de 1939 a une forme qui préfigure l’Œuf du Danois Arne Jacobsen dessiné en 1956 et bénéficiant de techniques plus pointues. Ces formes organiques envahissent le monde entier entre 1940 et 1950 et font naturellement penser à des artistes comme Miró et Calder. Les tables basses de Royère en forme de rognon ou d’osselet qu’il nomme Semelle, ou ses tapis Flaques d’eau, sont dans le même esprit que celles de Charlotte Perriand. Sa chaise longue à dossier réglable en peau de poulain rappelle un peu celle de Le Corbusier. Sa passion pour la tôle laquée et perforée est proche du métal troué d’un Chareau ou d’un Prouvé... Les idées étaient dans l’air et Royère n’a pas choisi les moins intéressantes.

Une ligne sinusoïdale, magique et serpentine
Sa passion véritable, c’est le rond. L’arrondi comme le cercle. L’ondulation comme la sphère, la bille, le trou, la forme ovoïde. La ligne sinusoïdale qui s’étire en vagues et vaguelettes ou se ferme en boules, en formes lobées, en trèfles. Il développera toute sa vie une série d’images engendrées par cette ligne magique serpentine. Jamais de raideur, de la vie avant tout. Les lignes sinueuses de ses lampes Lianes ou ces successions de courbes et de contre-courbes pour les luminaires qui rampent sur les plafonds retrouvent les formes « en boudin » de ses dossiers ou de ses grands canapés. Même chose pour ses célèbres fauteuils Œuf, Boule ou Éléphanteau qui sont de pures ondulations fermées et en trois dimensions ! On sent cette passion dériver de son goût pour la nature et particulièrement du végétal : ses Lianes bien sûr mais aussi de vraies plantes en pots qu’il met partout, les imprimés fleuris sur les tissus de Paule Marrot... Il aime le raphia, la marqueterie de paille qu’il teint en vert, en noir et même en rouge, piquetée d’étoiles, de fleurs.

Du vert absinthe et du rouge vermillon
Les « claustras » sont son autre point fort. La tôle perforée l’annonçait déjà : il souhaite aérer l’espace, créer des îlots tout en gardant l’idée de transparence et surtout de contraste, de contrepoids. Le massif avec le léger. Ses gros fauteuils patauds près d’une paroi en fine résille. Ces cloisons arachnéennes, avec leurs croisillons, leurs chevrons, leurs ronds et arabesques rythment les espaces, changent l’échelle de la pièce. Royère les appelle spirituellement des « cloisons morales » ! Autre effet de lumière, l’emploi de l’opaline noire ou blanche qui, en décoration, signifie un verre opaque coloré. Et toujours pour mieux ponctuer l’espace, l’immuable cheminée, parfois drôle comme un champignon. Son autre source de vie dans les intérieurs est la couleur, ou plutôt les associations de couleur ! Il ose tendre les murs d’un papier peint vert avec un plafond orange. Il n’hésite pas à laquer en rouge vermillon des tubes métalliques. Il juxtapose sans problèmes les roses, les rouges, les violets, les jaunes. Il décline le vert foncé avec le vert absinthe, le jaune pâle avec le jaune canari. Il est d’une dextérité remarquable dans ses couleurs, un coloriste hors pair n’ayant jamais froid aux yeux !
On pourrait croire que Royère travaillait dans l’absolu, imposant son monde disproportionné et enchanté. Pas du tout. Il était très soucieux de ses commanditaires, mais la plupart du temps on lui  demandait de faire du Royère ! Il ne créait pas uniquement pour le roi Farouk ou le Shah d’Iran mais aussi pour beaucoup de particuliers en France. On en a fait un peu méchamment le « commis-voyageur de la décoration », et on a parlé de la « multinationale Royère ». Royère avait la chance d’être – ce qui est rare – un artiste doublé d’un homme d’affaire avisé. Et indécrottablement cosmopolite. Il voyageait donc beaucoup, et partout dans le monde, surtout là où il avait du succès, c’est-à-dire au Moyen Orient qui était très preneur de ses fantaisies et en Amérique latine. Il est à noter d’ailleurs que tous ses dessins que l’on s’arrache aujourd’hui (entrés par donation au Musée des Arts décoratifs de Paris ou circulant dans les galeries) auraient été, d’après le conservateur Jean-Luc Olivié, exécutés selon ses directives, par ses assistants. Ce qui explique qu’il y en ait tant. Royère était un homme pressé, jouisseur de la vie, individualiste farouche, à la fois rebelle et policé. Bien que très patriote lorsqu’il fallait l’être (il a été un grand résistant), il partit finir sa vie aux États-Unis, pays plus large d’esprit sans doute.

PARIS, Musée des Arts Décoratifs, 8 octobre-30 janvier, cat. éd. Norma, 176 p., 295 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°510 du 1 octobre 1999, avec le titre suivant : La maison joyeuse de Jean Royère

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