Andrea Branzi

La diagonale du flou

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 19 novembre 2004 - 595 mots

Ce fut assurément l’un des rares moments de grâce du dernier Salon du meuble de Milan, en avril dernier : l’exposition « Blister », proposée par la Design Gallery Milano, une collection de meubles et d’objets imaginés par Andrea Branzi. À 66 ans, cette figure du design italien, mais aussi grand protagoniste de l’architecture radicale italienne – il a cofondé, en 1966, à Florence, le fameux groupe Archizoom –, montre en effet une acuité inouïe sur la société actuelle.
Le nom de la collection, « Blister », n’a évidemment pas été choisi au hasard : un blister est un type de packaging dont on use pour emballer certaines marchandises (médicaments, nourriture...). L’ensemble des pièces fonctionne sur le même principe : chaque meuble ou objet est constitué de deux coques moulées rigoureusement identiques, en méthacrylate satiné, maintenues entre elles par une série d’aimants. De prime abord, ces « Blisters » troublent. D’autant qu’ils arborent des patronymes, genre nom de code, qui laissent amplement planer le mystère : MC 1003, TX 0204, YG 1203... Tout juste distingue-t-on une présence, forme ou couleur, mais la vision se révèle forcément floue. Il faut donc s’approcher et scruter les pièces au plus près pour constater qu’elles contiennent des objets. Les premières enveloppent les seconds « à l’intérieur d’un délicat brouillard qui améliore parfois leur aspect, les faisant apparaître évanescents, davantage énigmatiques », souligne Andrea Branzi.
RB 0104 est un « blister à bijoux », renfermant deux boîtes en bois laqué, et LX 1103 un objet plus complexe, combinant un vase et une lampe. MC 1003, TX 0204 et YG 1203 sont des « blisters pour fleurs ». Le premier est constitué de quatre soliflores accolés, en verre coloré, dont les fleurs sont à l’air libre. Les deux autres, en revanche, englobent complètement vases et fleurs dans des coques translucides. Suffocant et poétique à la fois. Enfin, plus volumineux, Grande Blister Verticale et Grande Blister Orizzontale sont des meubles munis d’étagères transparentes et juchés sur des pattes graciles en inox.

Existence sous vide
« Les blisters font partie de ces technologies destinées à la préservation, typiques de notre environnement, fait remarquer Branzi. Ils freinent et empêchent les relations directes entre nous et une certaine partie du monde qui nous entoure. Mais les blisters ne sont pas seulement des packagings, ils évoquent quelque chose de plus philosophique : une couverture protectrice qui nous protège des produits autant qu’elle les protège de nous-mêmes. » En fait, comme a pu l’expliquer le philosophe Jean Baudrillard, nous produisons nous aussi des blisters, « carapaces » qui nous enveloppent, et vivons une existence « sous vide » pour nous protéger de la contamination sociale, des agressions du marché et de l’information.
Les blisters d’Andrea Branzi parlent, eux, de ce monde d’aujourd’hui dans lequel le réel est bien souvent filtré à travers un écran : celui de l’ordinateur, de la télévision et maintenant, du téléphone portable. Un monde qui cherche également à gommer une réalité trop triste, trop crue, trop menaçante – SRAS, virus informatiques, terrorisme, etc. D’où la figure assurément protectrice du blister, voile de pudeur... ou peut-être de lâcheté. La réalité s’en trouve ainsi magnifiée, voire métamorphosée en une sorte de paradis artificiel. Et ça fait du bien !

Chaque pièce de la collection « Blister » est éditée à 20 exemplaires par la Design Gallery Milano, à Milan. Rens. www.designgallerymilano.com Une exposition dédiée à Andrea Branzi et intitulée « Pour une architecture enzymatique » a lieu jusqu’au 30 janvier 2005 au FRAC Centre, 12, rue de la Tour-Neuve, 45000 Orléans, tél. 02 38 62 52 00.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°203 du 19 novembre 2004, avec le titre suivant : La diagonale du flou

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