Artisanat d'art

La Cité du vitrail, à Troyes

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 21 février 2023 - 1321 mots

TROYES

Installée dans l’un des plus beaux monuments de Troyes, la nouvelle Cité du vitrail ambitionne de répondre aux questions que le public se pose sur ce médium qui fait la richesse et la fierté de la région.

Ce sont des chiffres qui donnent le vertige. Imaginez un peu : 9 000 m2 de vitraux anciens (antérieurs à la Révolution française), plus de deux mille baies protégées au titre des Monuments historiques, dont près de la moitié exécutées durant la Renaissance. Inutile de chercher un équivalent, c’est un cas absolument unique en France et même en Occident. L’Aube concentre en effet un patrimoine incomparable, d’autant plus qu’il embrasse un arc historique on ne peut plus large, s’étendant du Moyen Âge aux artistes actuels qui perpétuent cette tradition millénaire. Enfin, cette lumière magique illumine la totalité du département. Des plus petits bourgs ruraux aux grandes villes, près de 90 % des communes conservent en effet des vitraux. Cette concentration sans égale tient presque du miracle car le territoire, à la différence de ses voisins orientaux plus proches de la ligne de front en 14-18, a été globalement préservé des désastres de la guerre.

Un carrefour européen

Cette incroyable densité fascinait déjà les observateurs sous l’Ancien Régime. Au XVIIIe siècle, l’un des premiers historiens de l’art du vitrail, Pierre Le Vieil, remarque ainsi cette originalité : « Il n’est peut-être pas de canton en France qui renferme des vitres peintes aussi précieuses et en si grand nombre que la ville de Troyes en Champagne et ses environs. » À l’époque, ce sont surtout les créations de la Renaissance, emblématiques du « beau XVIe », l’âge d’or aubois par excellence, qui se taillent la part du lion. Cette époque constitue en effet l’apogée politique et économique de la Champagne, qui connaît alors une période de paix et de prospérité propice à l’effloraison époque aussi favorable à l’émulation car la région, véritable carrefour commercial, s’impose comme un brillant creuset où se croisent des artistes venus d’Italie et d’Europe septentrionale, appâtés par les innombrables chantiers qui animent le territoire. Les incontournables vitraux de l’église Sainte-Madeleine à Troyes, ainsi que les exceptionnelles verrières d’Ervy-le-Châtel, figurent ainsi tout simplement parmi les exemples les plus spectaculaires de vitraux de la Renaissance. À l’autre bout du spectre, l’autre singularité du territoire est l’extraordinaire concentration de créations modernes et contemporaines qui le ponctuent, y compris dans de modestes villages. Mecque des amoureux du vitrail contemporain, l’église Saint-Pierre-Saint-Paul de Villenauxe-la-Grande renferme, par exemple, vingt-quatre baies dessinées par David Tremlett. Tandis que la commune de Fontaine-les-Grès abrite un précieux unicum : les vitraux en grisaille et jaune d’argent sur verre ondulé et armé conçus par Jean-Claude Vignes dans les années 1950. Cette création étonnante, qui revisite l’esthétique industrielle des sheds, trouve un écho particulièrement fort dans cette localité, dont l’histoire est indissociable de l’activité des manufactures de bonneterie.

Vitrine de luxe

Ces exemples témoignent, parmi tant d’autres, de l’incroyable patrimoine qu’abrite l’Aube. La prise de conscience de cette spécificité est d’ailleurs ancienne puisque, dès les années 1970, des élus locaux et des maîtres verriers ont émis le souhait de créer un lieu dédié à cet art. Mais la nature même de ce médium, notamment sa présentation in situ, a donné du grain à moudre aux professionnels du patrimoine et du tourisme. Jusqu’à ce que s’impose l’idée que pour valoriser un patrimoine unique, il fallait développer un concept unique, à mi-chemin entre le musée, le conservatoire des techniques et le centre d’interprétation. Le musée à proprement parler se déploie en effet à ciel ouvert, tout au long de la Route du vitrail qui sillonne le département et qui se dévoile dans une application incitant à découvrir ces sites hors du commun. La Cité du vitrail a donc logiquement été pensée comme le point de départ de cette découverte, un équipement résolument pédagogique qui ambitionne de répondre à toutes les questions que le public se pose. Un parcours didactique explique ainsi toutes les étapes de fabrication d’un vitrail, depuis le bon de commande jusqu’à sa restauration. Le circuit aborde des aspects techniques, mais aussi des dimensions prosaïques telles que le coût et l’organisation du travail. Ce lieu atypique a investi l’un des plus beaux monuments de Troyes : l’ancien hôtel-Dieu-le-Comte restauré pour l’occasion. En marge des salles didactiques, le circuit offre un résumé de l’histoire de la discipline, grâce à de nombreuses verrières déposées par des institutions qui ne peuvent les présenter dans leurs murs ou ayant dû les décrocher pour travaux. Magnifiés par un éclairage optimal et un accrochage à hauteur de regard, ces chefs-d’œuvre souvent méconnus se révèlent dans la galerie. La chapelle de l’ancien hôpital réserve elle aussi son lot de surprises, à commencer par les spectaculaires vitraux dessinés pour Notre-Dame de Paris dans les années 1930. En caisse depuis des décennies, ils trouvent ici un second souffle inespéré.

Un lieu initiatique

Équipement inédit par son ambition et son positionnement, la Cité du vitrail fait la part belle à la pédagogie en multipliant les dispositifs didactiques. Outre la soixantaine de vitraux originaux, le circuit présente ainsi des outils, des maquettes, des cartons, des dessins sheds, mais aussi de nombreux films et supports afin de se familiariser avec ces techniques singulières. Conçu à la fois comme un lieu de contemplation et d’initiation, le circuit est placé sous le signe de la médiation, expliquant par le menu les différents corps de métier, la chaîne opératoire et le fonctionnement de l’atelier d’un maître verrier. Sous les combles, un espace évoque un atelier avec ses meubles emblématiques et ses outils, tandis que des projections donnent à voir les gestes des artistes et artisans. Objectif revendiqué de cette présentation très dense : démystifier cet art encore méconnu et désamorcer les idées reçues. On y apprend, par exemple, que le vitrail n’est pas une invention médiévale mais qu’il est bien plus ancien et qu’il n’est pas circonscrit au monde chrétien, mais un art universel.

Isabelle Manca-Kunert

René Lalique, "Ange"

Impossible de ne pas remarquer cette pièce dans la galerie des chefs-d’œuvre tant elle irradie. Ce vitrail atypique dégage de fait une douce lumière ambrée, créant une atmosphère aussi mystique que ambrée, malgré une économie de moyens bluffante. Lalique a en effet développé un procédé inédit : le verre pressé-moulé, qui permet de couler directement le verre dans un moule sculpté. Ce sont ainsi uniquement les différences d’épaisseur du verre qui confèrent au vitrail sa forme et ses nuances de couleurs.


Kehinde Wiley, "Saint-Amelie"

Ringard, le vitrail ? Ce n’est assurément pas l’avis des artistes modernes et contemporains qui n’ont cessé de le revisiter. Si certains ont inventé un répertoire totalement novateur, d’autres mettent ouvertement leurs pas dans ceux de leurs illustres devanciers. À l’instar de Kehinde Wiley qui offre une étonnante relecture de vitraux religieux d’Ingres, en y intégrant un vocabulaire résolument contemporain puisant ses sources dans la culture urbaine. Un télescopage particulièrement réussi.


Steinheil, "Histoire de la céramique"

Qui a dit que le vitrail relève forcément du registre religieux ? Cette verrière, seule rescapée d’un cycle de baies exécutées pour orner le palais du Trocadéro lors de l’Exposition universelle de 1878, illustre en effet l’histoire des arts de l’industrie. Démontée lors de la reconstruction du palais, elle est présentée pour la première fois au public depuis près d’un siècle ! Elle témoigne du formidable revival du vitrail à la fin du XIXe siècle et de sa place centrale dans l’architecture civile.


"La Transfiguration du Christ"

C’est l’une des rares pièces appartenant à la Cité, mais c’est aussi un véritable miraculé. Ce panneau du XIIe siècle a en effet connu mille péripéties avant de trouver un écrin à sa hauteur. Créé pour un édifice roman troyen, le vitrail a subi un incendie puis a été utilisé comme un vulgaire bouche-trou pour combler une baie avant d’être découpé et dispersé dans le monde entier. Ce fragment a mystérieusement ressurgi lors d’une vente publique en 2018, où il a été acquis par le département de l’Aube.

Cité du vitrail,
hôtel-Dieu-le-Comte, 31, quai des Comtes-de-Champagne, Troyes (10). Tarifs de 4 à 5 €. cite-vitrail.fr, route-vitrail.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°762 du 1 mars 2023, avec le titre suivant : La Cité du vitrail, à Troyes

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