Art contemporain

Jessica Morgan : « Le langage abstrait de l’art minimal nous apprend à exercer une vision critique »

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 29 août 2025 - 1301 mots

Directrice de la Dia Art Foundation, qui a pour mission d’accompagner les artistes dans des projets ambitieux, Jessica Morgan assure le commissariat de l’exposition « Minimal », de la Pinault Collection à la Bourse de commerce, du 8 octobre au 18 janvier 2026. Elle replace ici l’art minimal dans l’histoire de l’art mondiale.

Vous dirigez depuis 2015 la Dia Art Foundation, institution américaine étroitement liée à l’histoire de l’art minimal. Comment avez-vous abordé cette exposition ?

Je dois admettre que je n’avais pas réalisé l’ampleur de la représentation des artistes minimaux dans la Pinault Collection, je connaissais mieux son volet contemporain. J’ai donc été ravie de découvrir qu’au cœur de la collection se trouve un engagement très substantiel en faveur du minimalisme.

Cette exposition se penche sur le mouvement minimaliste qui a vu le jour dans les années 1960. Comment définiriez-vous ce mouvement ?

C’est d’abord un langage visuel qui consiste à réduire les formes élémentaires. Dans l’ensemble, ces œuvres ne sont pas représentatives. Il ne s’agit pas d’œuvres figuratives ou narratives. Puis, l’une des caractéristiques définissant de nombreux artistes à cette époque, c’est leur expérimentation avec la forme et le matériau. Il y a une manière de remettre en question les définitions de ce que sont les canons de l’art. Une peinture doit-elle avoir un cadre, doit-elle être accrochée au mur ? Ces artistes commencent à réfléchir à l’espace dans lequel l’œuvre est exposée et à la manière dont le public peut la rencontrer physiquement. Jusque-là, la sculpture était traditionnellement placée sur un piédestal.

Vous avez choisi le titre « Minimal » et non pas « Minimalisme ». Que voulez-vous suggérer ?

Le minimalisme est directement associé à un mouvement spécifique sur la côte est de l’Amérique, dans les années 1960 et 1970 ; or cette exposition va au-delà. Dans le cadre étroit de cette compréhension du minimalisme, de nombreux artistes ont été exclus de ce moment de l’histoire de l’art ; bon nombre d’artistes de la côte est des États-Unis qui figurent dans cette exposition n’étaient pas reconnus pour leur travail. Nous disposons de cinq décennies de recul et j’ai donc voulu ouvrir la focale afin que nous puissions également montrer des œuvres d’artistes d’Amérique latine, d’Europe, d’Asie… Ce que montre cette exposition, c’est un de ces moments incroyables où, à l’échelle mondiale, les artistes se posent les mêmes questions.

Les artistes du Mono-ha occupent une place particulière dans la scénographie. Pour quelles raisons ?

L’un des aspects vraiment uniques de ce fonds de la Pinault Collection, c’est qu’il comporte un ensemble extraordinaire d’œuvres d’artistes associés à ce que l’on appelle le mouvement Mona-ha – que l’on peut traduire par « l’école des choses » – qui a vu le jour au Japon à la fin des années 1960. La philosophie orientale, le zen, joue un rôle déterminant dans la réflexion de ces artistes qui ont une perspective beaucoup moins autocentrée, plus environnementale. La Biennale de Paris en 1972 a amené beaucoup de ces artistes à Paris, où certains créateurs américains exposaient également. C’est ainsi que Lee Ufan (né en 1936) et Richard Serra (1938-2024) sont devenus amis. Chacun connaissait très bien le travail de l’autre, et il existe donc un lien réel, même s’il demeure une distinction dans la manière dont ils décrivent leur démarche. L’exposition met en lumière ces connexions et ces spécificités.

Savez-vous pourquoi la Pinault Collection s’est concentrée sur ce mouvement Mono-ha qui s’est développé parallèlement à l’art minimal occidental ?

Je pense que M. Pinault, par sa sensibilité personnelle, a une passion pour l’art minimal. Dans la collection, vous avez ces fantastiques corpus d’œuvres d’Agnes Martin (2012-2004) et de Robert Ryman (1930-2019). En France, aucun musée public n’offre l’équivalent concernant ces deux artistes. La Pinault Collection contribue ainsi à une représentation qui, autrement, n’existerait pas. D’autant qu’aujourd’hui, il serait impossible à une institution publique, pour des raisons financières, d’essayer d’acquérir des ensembles comparables.

Avez-vous également inclus des œuvres d’art provenant d’autres collections ?

Oui, il y a des prêts de la Dia Art Foundation – notamment des œuvres de Meg Webster (née en 1944), qui seront exposées dans la Rotonde, ainsi que de Michelle Stuart (née en 1933), qui est une extraordinaire artiste américaine de land art minimal, ou encore de Mary Corse (née en 1945), une artiste de la côte ouest liée au mouvement « Light and Space ». L’exposition bénéficie également des prêts des artistes eux-mêmes, mais aussi d’autres musées, notamment le Whitney Museum et le Studio Museum in Harlem, et enfin de quelques collectionneurs privés. Mais l’essentiel provient du fonds de la Pinault Collection, pour plus des deux tiers.

L’exposition est organisée en sept sections. Pourriez-vous expliquer cette organisation ?

Je voulais éviter les catégories strictement historiques, parce que cela n’avait pas de sens d’un point de vue global. Au lieu de cela, je me suis demandé quels étaient les principaux thèmes abordés par ces œuvres : l’équilibre, la lumière, la grille, le matérialisme, le monochrome, la surface. Une dernière section est consacrée, comme nous l’avons vu, au mouvement Mono-ha.

Les amateurs d’art découvriront-ils des pièces majeures jamais ou rarement montrées en France ?

Oui, tout à fait. Nombre d’artistes n’ont jamais été exposés en France. Par exemple, le Japonais Kishio Suga (né en 1944), figure majeure du Mona-ha très présent dans la Pinault Collection. Mais nous pourrions aussi mentionner Meg Webster, totalement inconnue en France, qui utilise la nature comme médium : elle fait entrer des matériaux naturels comme la terre, les brindilles ou la cire dans le bâtiment, créant ainsi une sorte de paysage intérieur. Et certainement beaucoup d’autres artistes n’ont jamais été montrés : McArthur Binion (né en 1946), Howardena Pindell (née en 1943), Dorothea Rockburne (née en 1929), Michelle Stuart (née en 1933)… Ce sera une découverte passionnante pour le public.

Après celle consacrée l’an dernier à l’Arte povera, c’est la deuxième exposition historique organisée à la Bourse de commerce. Avez-vous également veillé à ce qu’elle ait aussi une dimension sensible ?

Absolument. Je pense qu’une grande partie de l’intérêt de cette exposition est liée à la manière dont on pourra rencontrer les œuvres. Cela suppose d’avoir suffisamment d’espace pour ménager des moments de concentration. Dans certains cas, les artistes sont présentés en solo : une galerie est consacrée à l’œuvre d’Agnes Martin, pour s’immerger pleinement dans sa peinture. Une très grande attention a également été accordée au traitement de la lumière. Au Dia Beacon, les horaires d’ouverture suivent les saisons : en hiver, nous fermons à 16 heures, quand il commence à faire nuit…

L’art contemporain d’aujourd’hui est considéré comme très figuratif et narratif. En quoi ces œuvres sont-elles toujours d’actualité ?

Tous ces artistes sont très engagés. Un artiste comme Melvin Edwards (né en 1937), par exemple, réalise de très belles œuvres minimales abstraites en utilisant du fil de fer barbelé, qui a bien sûr une connotation très forte. C’est un artiste noir américain du Texas qui, au début des années 1970, a recours à ce matériau pour évoquer non seulement l’enfermement des animaux d’élevage, mais aussi celui des personnes. De même, quelqu’un comme Meg Webster, en employant des matériaux naturels, poursuit une réflexion écologique. Mais il est important de comprendre que pour produire un travail qui fait référence, vos convictions personnelles sur le plan politique et social n’ont pas besoin d’être explicitement narratives. Le langage abstrait a aussi pour but de nous apprendre, en regardant plus attentivement, à exercer une vision critique.

1998-2002
Conservatrice en chef à l’Institute of Contemporary Art à Boston
2002-2010
Conservatrice à la Tate de Londres
2010-2014
Conservatrice en art international pour la collection Daskalopoulos à la Tate Modern de Londres
2014
Directrice artistique de la 10e Biennale de Gwangju (Corée du Sud)
2015
Directrice de la Dia Art Foundation
2025
Membre du jury des premiers Art Basel Awards et commissaire de l’exposition « Minimal » à la Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris, du 8 octobre au 18 janvier 2026
« Minimal »,
Bourse de commerce – Pinault Collection, 2, rue Viarmes, Paris-1er, 8 octobre au 18 janvier 2026, www.pinaultcollection.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°788 du 1 septembre 2025, avec le titre suivant : Jessica Morgan : « Le langage abstrait de l’art minimal nous apprend à exercer une vision critique »

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