PORTRAIT

Jean Roudillon, expert en antiquités et objets d’art

Cet expert spécialisé en arts extra-européens, aujourd’hui nonagénaire, a forgé une morale qui pourrait servir d’exemple à la profession

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2016 - 1739 mots

À 90 ans passés, l’expert en arts extra-européens Jean Roudillon est toujours en activité, exerçant son métier avec droiture.

L’égyptologue Christiane Desroches-Noblecourt avait une affection particulière pour une tête bleue en verre représentant le jeune Toutankhamon, qu’elle considérait comme un des chefs-d’œuvre du Louvre. Un jour, un restaurateur d’objets d’art d’origine grecque se vanta auprès de Jean Roudillon de l’avoir façonnée. « J’espère qu’elle ne sera pas détruite, car des chefs-d’œuvre, il n’y en a pas tant que cela », lui aurait confié son interlocuteur. En 2002, un article scientifique révéla qu’il s’agissait d’une habile contrefaçon datée des années 1920, dont l’auteur n’imaginait alors pas que son œuvre se retrouverait un jour sous le faisceau d’ions d’un accélérateur de particules (1). Âgé aujourd’hui de 92 ans, Jean Roudillon est la mémoire de l’expertise en matière artistique. Quand il n’est pas en salle à Drouot, on trouve ce barbu à lunettes d’écaille, d’une élégance un peu surannée, dans un bureau exigu au fond d’une cour du boulevard Saint-Germain, une pièce envahie de figures africaines. Attablé devant un carton de dessins, près d’un beau tableau éthiopien qu’il a collecté à Drouot, il prend un grand plaisir à narrer de sa voix de ténor les anecdotes qui ont émaillé une vie consacrée à l’étude et à l’amour des productions artistiques depuis l’Antiquité.

Tel un acrobate
« Je suis un enfant de la balle ! », s’exclame-t-il pour raconter qu’il est « né au milieu des objets » : son père tenait un stand aux Puces, son grand-père était collectionneur et l’un des ses arrière-grands-pères était ébéniste décorateur. Il a été manifestement marqué par le fort caractère et l’originalité de son père, que l’on peut voir sur une photographie devisant avec le marchand d’art Paul Guillaume et la collectionneuse Elena Rubinstein. Il a été, dit-il, « tout de suite piqué au vif, mordu par l’envie de s’occuper comme lui des objets ». Poursuivant : « L’expertise s’apprend sur le tas : les acrobates se lancent dans leurs premiers exercices à cinq ans. »

Après la guerre, qu’il a passée au collège d’Avranches (Manche), Jean Roudillon s’est inscrit à l’École du Louvre, avant de s’engager dans le métier. Toute sa vie, de boutique en boutique, il est resté un fidèle de Saint-Germain-des-Prés. Avec un amateur d’art primitif et d’abstraction, qui dessinait alors des bijoux, Olivier Le Corneur, ils finirent par ouvrir une galerie au 198 du boulevard Saint-Germain. « Ils se complétaient à merveille, témoigne leur confrère Alain de Monbrison. Le Corneur aimait la galerie et Roudillon la vente publique. Ils calculaient leur marge juste comme il fallait, et cela a contribué à établir leur réputation. Ils ont eu en main des objets qui faisaient rêver tout le monde. Et, contrairement à beaucoup de professionnels qui vieillissent mal, Jean Roudillon a gardé une morale très droite, qui n’a jamais faibli. » « On pourrait dire que c’est le dernier des dinosaures, mais en réalité il a su, à chaque fois, s’adapter à une nouvelle époque », renchérit Laurent Dodier, dont le père a été le grand partenaire de Jean Roudillon. « Et je puis témoigner qu’il est toujours prêt à partager ses connaissances avec les jeunes. »

L’expert, un spécialiste
« Dans ma génération, la plupart des antiquaires n’avaient pas vraiment de spécialité », souligne l’intéressé, en livrant une comparaison qui lui est chère : « Les experts sont des médecins : les généralistes font appel aux spécialistes selon les besoins. Charles Ratton pouvait vendre des masques africains aussi bien que des statues Haute Époque. Et il faisait comme tout le monde : il avait aussi du Louis XIII ! Pour boucler les fins de mois, il fallait bien vendre les casseroles en cuivre. Il fallut des décennies avant que ne se dégage un véritable intérêt pour les arts africains ou américains. » Jean Roudillon se souvient d’une vacation à Drouot qui contenait « des chefs-d’œuvre ». Son père eut le malheur d’arriver dix minutes après l’ouverture de la salle. « C’est trop tard, lui dit le commissaire-priseur. – Comment “c’est trop tard” ? – Oui, on a tout vendu en un seul lot. » « Une seule de ces œuvres valait bien le prix de l’ensemble ! Mais à l’époque, personne ne regardait les arts des Amériques. » Jean Roudillon est devenu une référence dans les arts extra-européens. Outre les reliquaires Kota ou les masques esquimaux, il est parti à la découverte de l’Antiquité égyptienne ou des icônes byzantines.
« Quand une cliente m’apportait une statue du XVIIIe, je lui disais : “ce n’est pas pour moi” et je l’envoyais chez un collègue. J’agis toujours ainsi aujourd’hui. J’ai beau avoir plus de cinquante ans d’expérience, ce n’est pas ma spécialité. Et j’ai un seul grand défaut : je ne suis pas jaloux, si bien que je ne compte pas d’ennemis… même si j’ai sélectionné mes amis », glisse-t-il avec une pointe d’ironie.

À ses débuts, Jean Roudillon a travaillé une année comme assistant chez Charles Ratton, une légende de la profession, mais « un homme très difficile ». Il a gardé un souvenir différent du galeriste Jacques Kerchache ou de Guy Loudmer, un « homme très bien » et l’un des rares commissaires-priseurs à avoir défendu l’art africain. Il évoque des clients comme l’écrivain et poète dada Tristan Tzara, « très phraseur » ; Jacques Lacan, qui « parlait pendant deux heures » ; ou André Breton, « adorable », qui ne payait jamais les œuvres mais les échangeait contre ses propres objets. Il a appris son métier en salle des ventes auprès d’hommes comme Maurice Rheims, un « génie des affaires », ou Michel Beurdeley. Il a obtenu des ventes aussi prestigieuses que celle de la veuve d’André Derain, de la collection Pierre Lévy ou des objets ramenés du Pacifique à bord de La Korrigane.
Aujourd’hui Jean Roudillon a délaissé la galerie pour se consacrer à l’expertise. Son éthique pourrait servir d’exemple à la profession. À ses yeux, les deux occupations se contredisent : « L’antiquaire acquiert l’objet en servant ses intérêts, l’expert représente les intérêts du vendeur. L’expert définit l’objet, il ne doit pas se présenter comme un acquéreur, mais comme un médecin qui établit un diagnostic. Et comme tout médecin, il doit l’examiner. La première question à poser : d’où vient-il ? Il ne faut jamais inventer une provenance, ou même en reporter une dans un catalogue si vous ne pouvez pas la prouver. Et, enfin, il faut bien en fixer la valeur, ce qui implique une bonne connaissance du marché. » Un jour, une femme très BCBG lui a présenté un objet qualifié par elle d’« inestimable ». «“Inestimable ?” a-t-il répondu . Alors Madame, désolé, je ne suis pas compétent ».

Un long cheminement
Jean Roudillon, qui avec ses deux partenaires de l’époque a passé huit mois en prison à Mexico après avoir été arrêté à la frontière en possession d’objets, fait partie de cette génération qui ne montre aucune réticence à parler du pillage du tiers-monde. « Le Mexique a mis longtemps à reconnaître l’importance de son patrimoine. Il en a été de même à une époque en France avec les objets gothiques, que le clergé revendait… Il est faux de dire que nous avons pillé ces pays !, s’exclame-t-il. Nous avons sauvé des objets qui n’étaient pas faits pour durer. Après les cérémonies, ils étaient livrés à l’humidité, aux termites et aux rats. Ils pouvaient être échangés avec des tissus. On pouvait même les brûler ou les enterrer. Bien sûr, il y a eu des exactions. Avec le développement du marché, le ver était dans le fruit. Cela a favorisé les vols et la fabrication de faux. Mais, dans l’ensemble, le surgissement des collections a permis de conserver ces civilisations et de sauver leur patrimoine. »

Cet homme curieux de tout a visité quatre-vingts pays à travers la planète, parcourant toute l’Europe, la Russie, la Chine et les Amériques, pénétrant des nations aussi fermées que la Birmanie ou l’Albanie. « On ne peut pas apprendre sans tenir compte des différences culturelles. En fait, au fil des temps, on apprend qu’on ne connaît pas grand-chose », plaide-t-il en faisant sienne la devise de son père : « Tu mourras sans savoir. »

L’expertise lui paraît ainsi être un long cheminement. « J’ai mis quinze ans à apprendre pourquoi un tanagra est un vrai, à le toucher, à le peser – les objets il faut les toucher… l’expertise, c’est physique ! Ensuite, il faut pouvoir motiver son premier sentiment. Un médecin qui a un doute envoie le patient passer une radio ou un IRM. On s’assure ainsi qu’une tête Djenné est un moulage ou qu’un cheval Tang est fait de morceaux attachés avec des bouts de ferraille. Mais la science ne peut pas tout. Certains objets, cuits au soleil, ne répondent pas à la thermoluminescence. Si je ne peux pas établir de certitude, même quand j’ai une intime conviction, je vends sans garantie. L’expert doit être précis, il ne doit pas chercher à en dire plus… » À ses yeux, les faux primitifs cependant sont « très rares » : « Je mets de côté les guignols, les objets d’aérodrome ; mais un faux élaboré, j’en ai très peu vu. »
Il a eu son lot de surprises pourtant. Un jour, on lui a présenté un masque du Gabon tout noir. Comme il s’en étonnait, son client lui a expliqué que son épouse l’avait passé au cirage « parce que les Africains sont tout noirs ». Un autre client voulait se débarrasser d’un rare masque du Nouvel Empire car sa femme en avait constamment peur depuis qu’elle avait vu le film Nosferatu.

Cette figure du métier n’a pas vraiment de collection personnelle, il n’y aura pas de « vente Roudillon ». Mais on peut être sûr que, dans le fatras de son bureau, il a gardé quelques objets de son père qui lui servent toujours de talismans.

(1) Isabelle Biron, in Technè no 15.

JEAN ROUDILLON EN DATES

1923 Naissance à Paris.
1945 École du Louvre.
1947 Ouverture de sa première galerie à Paris.
1953 Vente de la collection Lise Deharme.
1954 Ouverture de sa galerie sur le boulevard Saint-Germain.
1955 Vente « Collection André Derain ».
1961 Vente « Collection océnanienne du voyage de La Korrigane ».
1965 Collections « Paul Guillaume » et « André Lefèvre ».
1979 Collection « André Lhote ».
2007 Vente de la succession Pierre Lévy.

En savoir plus

Consulter la fiche biographique de Jean Roudillon

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°467 du 11 novembre 2016, avec le titre suivant : Jean Roudillon, expert en antiquités et objets d’art

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