Jean-Marie Rossi, antiquaire

Durant près de soixante ans, ce grand antiquaire parisien a su marier le goût du XVIIIe à sa passion pour la création contemporaine.

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 9 avril 2014 - 1806 mots

L’antiquaire Jean-Marie Rossi est une figure emblématique du marché du mobilier ancien depuis près de soixante ans.

« Ici, je ne suis qu’un fournisseur ! » L’autodérision a toujours fait barrage chez Jean-Marie Rossi. À 83 ans, il se tient droit comme un « i », toisant l’arrivant d’un œil malicieux à l’entrée de sa galerie, Aveline, située en face de l’Élysée, après avoir passé deux jours dans l’atmosphère étouffante de Tefaf, la Foire de Maastricht.

La stature est impressionnante. « 1,94 m, 92 kg, j’ai perdu 15 kg » (après avoir été soigné d’un cancer). Les chiffres scandent la conversation du doyen des antiquaires parisiens, qui se souvient avec une mémoire impressionnante de la valeur changeante de ses meubles en près de soixante ans de carrière. Son interlocuteur n’ignore rien du nombre de séances de chimiothérapie qu’il a dû subir pour cette cure d’amaigrissement inespéré, livré avec la même précision que la différence d’âge avec les amours de sa vie. Il en eut quelques-uns.

« Je ne suis qu’un has been ici, un rêveur », poursuit-il, l’air faussement nonchalant, en désignant la galerie dans laquelle s’activent sa fille Marella et Vincent Richter, lequel collabore avec lui depuis qu’il est arrivé pour un stage il y a une quinzaine d’années. Dernier des Mohicans, avec quelques voisins comme Jacques Perrin ou Jean Gismondi, Jacques Kugel, Michel Meyer, Philippe Kraemer, Didier Aaron, Maurice Ségoura, Bernard Steinitz… partis l’un après l’autre. Toute une génération qui régissait le goût du monde pour le mobilier ancien. « Je n’ai même plus d’ennemis, je n’ai que des amis qui me détestent ! », fait-il mine de se lamenter en évoquant cette « belle époque », emportée par un marché désormais happé par les provocations de l’art vivant. Mais lui garde confiance dans un retour possible vers le Louis XV : « Les décors entièrement XVIIIe, c’est terminé. Il faut que le meuble trouve sa place dans un ensemble moderne. Il y a toujours eu des mouvements de balancier. Il fut un temps où les artistes les plus cotés s’appelaient William Bouguereau ou Rosa Bonheur. Quand j’ai commencé, aucun n’aurait songé à toucher à un meuble XIXe. Le faire, c’était honteux… Ne parlons pas des années 1920 ou 1930 : il fallait être payé pour accepter d’emporter les meubles des appartements ! Moi-même, j’ai beaucoup appris, j’ai acheté pour dix des meubles qui valaient mille, mais j’en ai aussi acquis pour mille qui valaient dix. J’ai eu la chance d’avoir été initié par Maurice Aveline. Il avait sa fantaisie, ses recettes, mais il avait un œil, ce qui est essentiel. J’espère en avoir un peu hérité. »

Quatre mariages
Jean-Marie Rossi a vécu la montée en puissance d’autres voisins redoutables, les Sotheby’s et Christie’s, qui, avec leur force de frappe, peuvent désormais pratiquer des ventes privées en France. « Les amateurs ne vont plus demander conseil, se désole-t-il. Ils font confiance à un catalogue. Les antiquaires qui se sont mis à la décoration s’en sortent mieux, moi je suis trop âgé pour changer. » Même s’il reste discret sur ses intentions, il serait logique pour la famille Rossi de réduire l’espace de sa galerie, jouxtant l’hôtel de Beauvau.

L’homme qui a connu un tel succès, et gagné le respect de ses pairs, est né en 1930, d’un père venu de Milan, une ville, dit-il, « restée chère à son cœur ». Ouvrier, anticlérical et délégué CGT, son père lui a inculqué les valeurs du travail et de la probité, ainsi qu’un côté frondeur. Ayant perdu sa mère à l’âge de 6 ans, Auguste Rossi a travaillé dès 10 ans, débarquant en France à 14. Tourneur, devenu ouvrier spécialisé, il a ouvert une petite entreprise fabriquant un modèle de roulement. Il a vécu toute sa vie avec l’Alsacienne qu’il a épousée à 16 ans, un exemple que son fils avoue avoir « suivi de très loin ». Sa vie sentimentale à lui a même défrayé un temps la chronique mondaine, lors de sa liaison avec la duchesse de Cadix. Il eut quatre mariages, non sans remous dans les familles…
Jean-Marie Rossi se souvient des années difficiles de la guerre, et des descentes aux abris les soirs de bombardement. Un jour, passant devant l’École militaire pour aller au lycée, il se fit ordonner par un officier de la Wehrmacht de lui porter sa valise jusqu’à son véhicule : « Gepäck ! ». Il se vengea alors qu’il était dans les Forces françaises en Allemagne (FFA) en ordonnant à un pauvre civil de lui porter sa valise pleine de livres : « Gepäck ! » Il en sourit, mais, en réalité, il a toujours honte de ce geste déplacé. Il y a aussi en lui de ce mordant, qui faisait dire à sa mère : « Jean-Marie, tu peux être taquin jusqu’à la cruauté ! »

Instinct
Après ses études de droit privé et son service militaire, Jean-Marie revint en France le 15 décembre 1955. Le 6 janvier 1956, sa carrière était tracée : à 25 ans, il entrait au service de l’antiquaire Maurice Aveline. « J’y allais à l’instinct, sans rien connaître, quel culot ! ». « J’ai tout vécu. » Il fut envoyé décorer un appartement à Montmartre, qui se révéla être celui du peintre à succès Bernard Buffet. La chance n’a cessé de lui sourire. Un jour, il vit dans la boutique de David Drey à Londres un meuble en trois parties, présenté comme Second Empire. Déjà il ne se laissait pas arrêter par les préjugés de ses confrères envers l’époque. Il l’emporta pour 120 livres sterling. Un ami le lui a signalé dans le catalogue d’un héritage du duc de Gramont, dispersé chez Sotheby’s en 1937. Il s’agissait en fait d’une pièce exceptionnelle de la Régence, en un seul tenant, de 5,25 m de long, tout en sinuosités.
Avec cette affaire, Rossi put s’offrir la moitié du pas-de-porte et les travaux de la galerie, qui se trouvait alors au coin de la rue du Cirque (Paris-8e). « C’est cela l’instinct, il en faut dans la vie… Il faut avoir la chance d’avoir du talent, et le talent d’avoir de la chance. » Il passe ainsi en revue la commode d’Étienne Doirat revendue au Getty, réalisée vers 1730 quand l’ébéniste acquit suffisamment de succès pour s’installer dans le faubourg Saint-Honoré. Un splendide lustre Louis XIV. Un bureau rare à six pieds. Un meuble de Charles X de Suède, un grand cabinet à l’aigle, « qui a fait 5 millions de livres ». Un médaillier découvert à Sainte-Adresse, près du Havre, dont le pendant se trouve au Metropolitan Museum of Art, à New York…

Anticipatore
Il ne se laissait pas non plus arrêter par les préjugés de ses confrères à l’encontre du mobilier anglais, suédois, italien ou allemand. Il acquérait aussi bien des bustes de Cordier, qui sont maintenant hors de prix. Il a revendu ainsi deux têtes nègres au financier new-yorkais Henry Kravis… « J’achetais ce qui n’était pas à la mode, j’étais un anticipatore. Je me suis fait une petite réputation de goût et de probité. » Alexandre Pradère, grand spécialiste du mobilier ancien, confirme : « Il est d’une grande rigueur ; il a toujours été d’une honnêteté rare. Il n’a jamais caché de restauration opérée sur un meuble ni menti sur les époques »… Quand sa fille lui offre en 2001 un petit catalogue de ses trophées, les meubles non estampillés sont prudemment présentés comme « attribués à… » – même s’ils figurent dans les plus grands musées américains…

Cela ne l’empêcha pas d’être pris à l’occasion dans des embrouilles mémorables du milieu, comme celle autour d’un mobilier en argent d’Augsbourg découvert à Drouot, à l’origine d’un violent conflit avec le Louvre, finalement arrangé par Maurice Ségoura. Il eut aussi des mots qu’il avoue « malheureux », qui ont entraîné des brouilles plus ou moins passagères avec certains de ses confrères.
S’il a parfois la dent dure, Jean-Marie Rossi parle avec chaleur des disparus : Aaron, « solide » ; Ségoura, « je l’aimais bien, mon Momo » ; même de ceux avec lesquels les relations étaient plutôt distantes, « Claude Sère, talentueux », « Steinitz, du flair, et du coffre, mais toujours un peu à part »… « Mon Dudu », c’est Philippe Durand-Ruel, chemise bleu marine et socquettes blanches, cheveu ras, parachutiste égaré dans le putsch d’Alger en 1961, marchand avec lequel il a partagé l’aventure de la création du XXe siècle. « Ce qui m’a sauvé, c’est que j’ai toujours apprécié l’art contemporain, j’ai même eu Fautrier sous contrat, la dernière année de sa vie, avec Michel Couturier [le marchand historique de l’artiste]. »

Ses passions le portèrent aussi bien vers le Nouveau Réalisme français que vers le pop art américain. C’est, dit-il, ce regard sur la création qui lui apprit à « voir la modernité dans le goût du XVIIIe, comment dire : ce qui n’était pas maniéré ». Gunther Sachs lui a demandé de décorer la salle de bains de sa maison de Saint-Moritz à l’aide de tôles émaillées réalisées par Roy Lichtenstein. Participant aux happenings des années 1960, il acquit Klein, Fontana, César, Picabia, Buren, et, sa meilleure affaire, deux Lichtenstein, dont l’un emporté pour 6 000 francs à la galerie Sonnabend. Avec la vente d’un seul d’entre eux, il put s’offrir l’immeuble dans lequel il est désormais installé. Il se mord encore les doigts d’avoir raté des études du pape par Francis Bacon, acquérant de préférence chez Loeb tous les Lapoujade d’une exposition. « J’en ai toujours une vingtaine dans la remise… »

Famille
« J’admire ce goût encyclopédique, sans a-priori », témoigne Daniel Alcouffe, qui fut le grand patron des arts décoratifs au Louvre. « Il fut l’un des premiers à reconnaître le mobilier du XIXe. » Il se souvient des « combats menés ensemble, que nous n’avons pas toujours gagnés », allusion à un cabinet Christofle qui échappa au Louvre pour échouer chez le dirigeant ivoirien Houphouët-Boigny. « Il a été d’une grande générosité envers mon département », souligne Daniel Alcouffe. Car Jean-Marie Rossi a beau être une grande gueule, il ne dit pas tout. Quand la presse mondaine voulait photographier sa famille, il partageait les revenus entre une fondation hospitalière et les acquisitions du Louvre. Toujours tiré à quatre épingles et d’une affabilité à toute épreuve, jamais il ne porte de cravate colorée depuis la perte de l’une de ses filles dans un accident de bateau. « Hors les œuvres, son bonheur, c’est la famille », dit encore Daniel Alcouffe. L’ancre d’un homme à conquêtes.

Jean-Marie Rossi en dates

1930 : Naissance à Paris
1956 : Entrée à la galerie de l’antiquaire Maurice Aveline, rue du Cirque (Paris-8e)
1966 : Signature d’un contrat de représentation avec Jean Fautrier
1999 : Installation place Beauvau de la galerie Aveline, qui a gardé le nom de son fondateur

Consulter la fiche biographique de Jean-Marie Rossi

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°411 du 11 avril 2014, avec le titre suivant : Jean-Marie Rossi, antiquaire

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