Art contemporain

Jean-François Spricigo : Le noir et blanc véhicule les couleurs à travers l’émotion

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 12 mai 2020 - 745 mots

Né en 1979 à Tournai, en Belgique, Jean-François Spricigo a fait du noir et blanc un moyen privilégié d’expression. Rencontre avec le photographe et vidéaste.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler en noir et blanc ?

Au départ, c’est une contrainte économique qui a imposé son évidence stylistique : avec le noir et blanc, je pouvais réaliser chaque étape moi-même, de la prise de vue au tirage. Or, dans le vacarme bigarré de notre société, le noir et blanc s’est imposé comme un murmure, une possibilité d’entrevoir le silence en chacun. Tout comme le cinéma n’a jamais été muet – il était sourd à lui-même, mais le spectateur y entendait quelque chose –, le noir et blanc, tout en étant daltonien, véhicule les couleurs à travers l’émotion qu’il suscite.

Que permet d’exprimer le noir très dense et intense de vos images ?

Je pressens combien la photographie ne naît pas seulement de la lumière, mais se révèle aussi dans l’ombre. « Ma vérité, c’est quand mes ténèbres sont expertes en aurore », m’a dit Marcel Moreau, et je me reconnais pleinement dans ces paroles de l’écrivain. L’intégrité de la subjectivité, c’est envisager le discernement de l’émotion pour témoigner du réel. L’imaginaire est le territoire du mental, il ne se réfère qu’au passé ; le seul accès au charnel, présent, passe par l’émotion. J’envisage la création comme un acte de disponibilité, qui ne peut s’inscrire dans aucune forme d’autoritarisme de ma volonté sur mon environnement. Je ne crée pas, « ça » crée. Ce sacré-là est le seul qui me relie à la beauté du monde, la seule « vérité » qui vaille.

Votre traitement du noir tend-il à exprimer néanmoins un état d’âme ?

Je trouve les états d’âme assez encombrants, s’apparentant souvent à un romantisme ampoulé, les réseaux sociaux – et tant de lieux d’art aussi, malheureusement – en regorgent et s’en repaissent. Cela ne me semble pas vraiment un partage vital et généreux. Je leur préfère de loin les instincts, la part sauvage en chacun, qui nous préservent de toutes les domestications liées aux modes et au profit. Le traitement du noir, dans mon cas, vise simplement – naturellement, dirais-je – à prolonger l’expérience vécue à la prise de vue. En ce sens, je suis favorable au vertige de la radicalité durant le développement et le tirage – l’étymologie de « radical » vient de « racine », ainsi relier les racines invisibles de notre ressenti au substrat visible du monde perçu. J’envisage le noir comme la toile vierge de nos visions, le ciel dans la nuit sur lequel s’inscrit la constellation de notre existence.

Le noir de vos images fait-il l’objet d’un traitement particulier au tirage ?

Auparavant, j’étais bien sûr attentif à la technique ; le temps passant, je ne me l’impose plus en tant que règle. J’ai une foi inconditionnelle dans l’événement, si on ne refuse pas l’imprévu : la salutaire spontanéité s’exprime en dehors de la vanité du contrôle. Je reste convaincu que la manifestation d’un style passe par la reconnaissance sereine de nos erreurs. Je me vois en piètre tireur, cependant, en acceptant mes maladresses, j’ai découvert un chemin dans lequel je me découvre. Pendant longtemps, je trouvais parfois fades les gris de la photographie classique qu’Agathe Gaillard, ma première galeriste, présentait. Mon impulsivité d’alors m’obligeait à forcer les valeurs pour sentir la consistance de l’image. Aujourd’hui, je laisse davantage naître le gris dans mes épreuves, tout en envisageant toujours l’équilibre depuis le noir. En cela, tant Agathe que Didier Brousse, mon actuel galeriste, ont été d’un soutien sans précédent dans la nécessaire maturation de ma relation au tirage.

En matière de noir, quelles ont été vos influences ?

La Nuit du chasseur, unique film de Charles Laughton. Particulièrement la séquence onirique où les enfants s’échappent et voguent sur la rivière, pendant que le personnage interprété par Robert Mitchum les poursuit. La scène est fantasmagorique : les herbes aux proportions menaçantes, le coassement des grenouilles, la lumière incandescente et la frêle silhouette des enfants cerclée par l’inquiétant théâtre de la nuit. Le compositeur russe Alfred Schnittke a également participé à élargir mes perspectives. Gidon Kremer disait de lui qu’il était le premier compositeur à écrire un silence « criant ». J’aime ce paradoxe. On ne peut envisager notre pleine existence sans être prêt à faire face au vide. Anouk Grinberg avait commenté mon travail : « Ce sont des photographies habitées qui rendent le monde habitable. » C’est un des plus beaux compliments que j’ai reçus, car, selon moi, il accueille ce paradoxe.

« Noir & blanc : une esthétique de la photographie. Collection de la Bibliothèque nationale de France »,
Grand Palais, Galerie Sud-Est, Paris. Commissaires : Sylvie Aubenas, Héloïse Conesa, Flora Triebel et Dominique Versavel. www.grandpalais.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Jean-François Spricigo : Le noir et blanc véhicule les couleurs à travers l’émotion

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