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Hervé Fischer : la couleur noire s’est introduite progressivement dans l’art

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 12 mai 2020 - 2040 mots

Hervé Fischer est artiste et sociologue. Cofondateur de l’art sociologique dans les années 1970, il publie aujourd’hui Les Couleurs de l’Occident chez Gallimard, essai dans lequel il brosse une histoire des couleurs, de la gamme rouge-jaune-noir-blanc de la grotte Chauvet jusqu’au grand désordre qui règne dans notre société actuelle. À l’heure où doit ouvrir l’exposition « Soleils noirs » au Louvre-Lens, une exposition sur l’épopée du noir dans la peinture occidentale, nous lui avons demandé de nous parler du noir.

Le noir est-il une couleur comme les autres ?

Il est devenu petit à petit une couleur. Dans la Bible, il n’y a pas de couleurs ; Dieu sépare l’ordre et le chaos et la lumière de l’ombre. Dieu incarne la lumière, l’ombre étant le péché, le mal. Ce couple est fondamental dans toute la chrétienté. C’est ainsi que le noir demeure très longtemps la couleur de l’ombre, jusque dans le clair-obscur « dramatique » du Caravage ou de Rembrandt, par exemple. Dans l’Antiquité, déjà, le noir est le contraire de la lumière. Et pour Aristote, les couleurs sont des accidents de la lumière. Jusqu’au Moyen Âge, le noir, c’est l’absence de lumière et de couleur.

À quel moment le noir acquiert-il, dans l’art, son statut de couleur ?

Avant l’art, le noir devient une couleur avec la politique, avec Charles Quint, en Espagne, et avec le maniérisme anglais qui rejoignent le mouvement de la Réforme où le noir n’est pas considéré comme une couleur – la Réforme refuse les couleurs et revient au système de valeurs du noir et blanc. Ensuite, le noir est curieusement adopté pas Napoléon Ier, qui arbore un style qui doit représenter sa grandeur, y compris dans ses vêtements. Comme il s’inspire de l’Antiquité grecque, il pense imposer avec le noir et blanc quelque chose qui correspond au brutalisme de la bourgeoisie qui a capté la Révolution – alors que, curieusement, le noir n’existe pas dans la gamme de couleurs grecque.

Ensuite, c’est la période que j’appelle « l’achromatisme » qui domine à travers le puritanisme. L’achromatisme, c’est l’absence de couleurs ; c’est la valeur morale, la réserve, l’honnêteté qui ne se mélangent pas avec la vulgarité d’une couleur voyante. Le noir devient ainsi la couleur morale, puritaine, de l’homme d’affaires, du notaire et du clergé. Un bourgeois du XIXe siècle ne fait pas affaire avec un marchand de chevaux qui porte un gilet jaune ou orange, il n’a pas confiance.

Avec Théophile Gautier et le romantisme, arrive le drame bourgeois et Hernani. Avant la peinture, c’est la littérature qui introduit donc la couleur noire au XIXe siècle. Le gilet rouge de Théophile Gautier durant la polémique appelée la « bataille d’Hernani » [à l’occasion de la pièce de Victor Hugo], c’est de la provocation ! Cela fait crier les bourgeois, qui arrivent tous au théâtre avec leur dignité puritaine, habillés en noir et blanc. La bataille d’Hernani, c’est la bataille des anciens et des modernes. Dès lors, des peintres vont légitimer l’audace des écrivains, à l’instar de Manet et de son Balcon, qui va chercher ses noirs chez Murillo et les peintres espagnols. Les impressionnistes feront ensuite du noir une couleur, mais parce que l’ombre, pour eux, n’est pas noire, mais colorée.

Le noir devient donc véritablement une couleur au XIXe siècle…

Il faudra attendre encore un peu pour cela, et notamment attendre que Matisse dise : « Le noir est une couleur ». Le noir est une couleur chez Mondrian et chez Malevitch (avec son Carré noir), chez les cubistes aussi qui ont réduit leur palette chromatique après les fauves, mais on ne le trouve pas chez Delaunay, par exemple, qui travaille d’une autre manière. Le noir est devenu progressivement une couleur plastique dans l’art. Même les peintres Georges Item et Josef Albers, qui travaillent pourtant beaucoup sur la perception de la couleur, sont encore loin du noir d’Ad Reinhardt.

Le noir et le blanc sont-ils indissociables ?

Dans mon livre, je souligne qu’il existe deux systèmes différents : le couple noir-blanc et le couple des couleurs. Tantôt c’est l’un qui domine, tantôt c’est l’autre. Lorsque le noir devient une couleur, le blanc le devient aussi. Mondrian utilise les couleurs primaires : le rouge, le bleu, le jaune, mais aussi le noir et le blanc. Le blanc n’est alors plus une « lumière », mais une couleur. Comme au XVIIe siècle, à l’époque de Roger de Piles, il y avait les coloristes et les chromophobes, les partisans de la couleur et ceux du dessin. Ce couple-là a été perpétuellement sous tension.

Le noir reste tout de même une couleur à part…

Michel Pastoureau vous dirait que le jaune aussi est une couleur à part !

Vous dites, avec Pastoureau, que les couleurs sont culturelles. Pourtant, n’y a-t-il pas une forme d’universalité dans le noir ? Le noir ne représente-t-il pas les ténèbres que l’on soit au Japon, en Amérique latine ou en Europe ?

Pour prendre un exemple simple, le noir est la couleur du deuil chez nous ; dans la tradition chinoise, c’est le blanc. Non, il n’existe pas d’universalisme des couleurs ! La physiologie de l’œil (les cônes, les bâtonnets…) est universelle, pas la couleur. Prenez le feu rouge par exemple : tous les psychologues vous diront que le rouge excite, qu’il fait monter la pression sanguine… Le feu rouge, c’est une convention.

Je ne peux pas vous dire ce qu’est le rouge avec des mots, je peux juste vous le montrer. Les couleurs résistent à la conceptualisation et embêtent les linguistes. Lorsqu’on a compris qu’il s’agissait de fréquences, la question s’est arrangée : la couleur est alors devenue un numéro, puis un Pantone, etc. Pour repeindre la carrosserie d’une voiture, il ne faut pas choisir un gris ou un rouge, puisqu’il en existe des milliers de nuances, mais une référence. Picasso est mort en disant : « Je voudrais bien comprendre ce qu’est la couleur avant de mourir. »

Vous citez Mondrian, Malevitch, Ad Reinhardt… Les artistes abstraits sont-ils les seuls véritables maîtres du noir ?

Non, dans les dessins de Victor Hugo, le noir reflète le mystère, les ténèbres, le drame… Manet aussi est un peintre du noir. Paul Valéry a eu raison de le considérer comme le premier grand maître du noir. Il était très audacieux à l’époque de Manet de faire accepter le noir comme une couleur, alors que l’on s’en allait vers l’impressionnisme. Pour cela, le noir de Manet est plus important pour moi que celui d’Ad Reinhardt.

La photographie et le cinéma en noir et blanc ont-ils joué un rôle dans l’histoire du noir ?

Il faut prendre en compte l’histoire des technologies dans l’histoire du noir. Le XXe siècle a vécu dans un environnement en noir et blanc : la photo, la télévision, le cinéma ont imposé un réel en noir et blanc qui ne choquait personne. Il n’y a que lorsque les technologies ont réintroduit la couleur – aujourd’hui, un écran d’ordinateur vous promet des millions de couleurs, bien plus que votre œil ne peut en percevoir – que le noir est devenu un choix esthétique.

Pourquoi avoir écrit ce livre, Les Couleurs de l’Occident ?

Ce livre est resté sur le bord de ma table pendant plusieurs années avant que je parvienne à écrire les derniers chapitres. Je ne savais pas comment démêler l’écheveau du désordre chromatique dans lequel on vit, où l’on choisit avec la plus grande liberté, la plus grande subjectivité, la couleur que l’on veut. Si je vous demande pourquoi vous avez choisi un pull bleu, vous me répondrez « Parce que j’aime le bleu », sans me faire un cours de sociologie. Il n’y a plus de règles : c’est lié au fauvisme, au développement de l’individualisme… En tant que sociologue, j’étais face à une société où les couleurs sont totalement déréglées, libérées de toute contrainte, de toute sanction, de toute obligation, de tout code moral ou social.

En peignant et en m’interrogeant sur la question des couleurs, je me suis aperçu que nous ne sommes plus dans le puritanisme ou l’achromatisme du XIXe, mais dans un monde numérique, où l’imagerie aussi bien alimentaire que scientifique est surcolorisée avec de « fausses couleurs » vives… L’image du coronavirus en couleur, c’est très beau ! Mais ce sont des couleurs discriminantes pour rendre visible une image. C’est pour cela que je parle du concept de « fauvisme digital » dans le dernier chapitre de mon livre, qui n’a plus rien à voir avec le fauvisme anarchiste de Derain et de Matisse, mais avec le fauvisme des couleurs saturées dans lequel on vit. Notre société est revenue aux couleurs primaires, elle a réduit la gamme des couleurs en étant de moins en moins attentive aux nuances. Un Inuit sait distinguer cinquante couleurs de blanc pour ne pas passer à travers la glace ou savoir où pêcher du phoque. Mais pour notre univers urbain internationalisé, le feu est rouge, je m’arrête ; le panneau est rouge, il y a un danger.

Et le noir dans tout cela ?

Le noir n’est pas visible dans le monde numérique. Et, paradoxalement, dans le jeu de couleurs saturées, le noir est très exploité. Il a pris statut de couleur à part entière, à l’égal du bleu, du jaune, du rouge et, bien sûr, du blanc. N’oublions pas que Sonia Rykiel choisissait de lancer en 1987 des vêtements noirs pour les nouveau-nés, « couleur qui [faisait] chanter toutes les autres ». La mode est au noir cette année, elle était au rose l’année dernière et, à l’automne, elle va passer au bleu. La couleur fait vendre.

Toutes les couleurs demeurent problématiques. Il demeure des irrationnels que l’on ne sait pas nommer dans toutes les couleurs ; ce sera le propos d’un deuxième livre. Il y a aujourd’hui une tension entre la codification, la rationalisation, le contrôle social, l’utilisation des couleurs comme langage d’intégration sociale, de gestion aussi bien des marchandises que des zones dangereuses dans une usine. Nous codifions de plus en plus.

La couleur n’a donc pas perdu sa dimension symbolique…

Non, elle la reprend avec une nouvelle base, avec le nouveau langage de la gestion des marchandises, des personnes, de la sécurité routière, du système capitaliste et technologique. Dans un monde technologique à très grande vitesse, il faut utiliser un langage, un ordre chromatique. Lorsque le pilote d’un avion atterrit, des signaux de couleurs extrêmement saturées doivent apparaître sur son tableau de bord et sur la piste d’atterrissage, de manière à ne pas se tromper.

L’artiste et le sociologue que vous êtes sont-ils critiques par rapport à ce nouvel usage des couleurs ?

Il y a eu une mode postmoderne selon laquelle le sociologue était neutre. Moi, je fais partie de l’école qui pense que le sociologue a une responsabilité et qu’il doit s’engager. Ce que j’ai perçu dans l’évolution actuelle, lorsque je me suis mis à peindre avec des couleurs « fauves » digitales, c’est qu’il y a de plus en plus de recodification après le désordre des couleurs, avec des gammes réduites de couleur saturées, qui sont le symptôme d’une société de masse qui a besoin d’un langage social clair, compréhensible rapidement partout dans le monde. Si je vais au Japon, il faut que les gammes de couleurs soient les mêmes que celles de la Creuse, pour n’être ni en délit ni en danger. Cela annonce une société de masse de plus en plus contrôlée. Ce qui m’amène à formuler une critique de la société de consommation : d’une part, la couleur est devenue une drogue euphorisante – avec du poisson plus bleu, des bonbons plus rouges, des glaces noires… –, un psychotrope et, d’autre part, elle annonce un contrôle des marchandises et des personnes de plus en plus grand.

J’ai peur de cela ; le cauchemar d’une société contrôlée par un grand ordinateur central est une épée de Damoclès par rapport à la liberté individuelle que l’on a tellement célébrée. Dans le rapport sous tension de l’individualisme exacerbé et de la massification instrumentalisée, économique, politique, il faut bien contrôler les pandémies, par exemple. Nous nous dirigeons probablement vers une société où l’on aura toujours l’illusion individualiste, mais où nous serons de plus en plus contrôlés massivement. J’ai beau habiter dans un petit village au bord d’un ruisseau, je suis quand même intégré dans une société de masse, et je ne peux pas y échapper.

Hervé Fischer, Les Couleurs de l’Occident, De la préhistoire au XXIe siècle,
Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 514 p., 35 €.
Sous la direction de Marie Lavandier, Juliette Guépratte et Luc Piralla-Heng Vong, Soleils Noirs,
Coédition Lienart/Louvre-Lens, 380 p., environ 250 illustrations, 39 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Hervé Fischer : La couleur noire s’est introduite progressivement dans l’art

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