Art contemporain

Jacques Monory, peintre de séries B(leues)

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 21 janvier 2015 - 1833 mots

PARIS

Éternel chapeau sur la tête, lunettes noires sur le nez, veste en cuir, le plus dandy des artistes contemporains propose une version monochrome très personnelle de la réalité.

« Nous courrions, poursuivis par la police, elle, la petite fille et moi. Nous leur échappions toujours. Toujours nous avions le même plaisir à voler dans les magasins. Des boutiques de vêtements, des bijouteries très chics. Nous courrions par des couloirs, des rues, des labyrinthes de nous connus, des plateaux de théâtre où jouaient seulement des femmes, et toujours la même pièce. Jamais ils ne nous rattrapaient. Je l’aimais follement. » La voix est posée, elle est douce. Elle rythme une succession d’images en plan fixe qui montrent une femme couchée dans un lit immaculé, au petit matin, et qui se lève lentement pour aller voir la lumière à la fenêtre de sa chambre, pareillement toute blanche. Ce sont là seulement quelque trente-cinq secondes au début du petit film intitulé La Voleuse, réalisé par Jacques Monory en 1985. L’amour, la course, le vol, le luxe…, le peintre en a souvent fait le prétexte de ses tableaux. Au commencement était d’ailleurs un revolver. Du moins se souvient-il qu’après avoir traversé une période d’expérimentations abstraites, il s’est consacré à la « peinture représentative » – comme il dit – et, qu’en quête d’un sujet, il s’est saisi du premier objet qui était à portée de sa main. C’était un revolver. Non que l’artiste soit un malfrat, mais il a toujours pratiqué le tir. Une passion qui lui était venue à la suite d’un cadeau que lui avait fait un grand-oncle militaire, quand il était gamin, d’un vieux revolver à barillet hors d’usage avec lequel il impressionnait ses camarades de classe. Peindre un revolver : est-ce à dire que l’artiste envisageait d’emblée la peinture comme un crime ? « Bien sûr, répond Monory non sans délice, il y a tout ce que le revolver suggère de sexuel, de domination et autres choses, mais, pour moi, quand je peins un revolver, ce n’est pas d’une manière agressive. Au contraire, ça m’apaise. » Comme la pratique du tir, somme toute.

La passion pour le monde du cinéma
Longtemps, les notices biographiques de Jacques Monory mentionnaient qu’il était né en 1934, jusqu’à ce que l’on découvre le pot aux roses en repérant sur l’un de ses tableaux sa véritable date de naissance noyée dans la peinture, le 25 juin 1924. Des années durant, l’artiste avait donc masqué la réalité. Pirouette ? Coquetterie ? Ou malaise existentiel ? Un peu de tout cela, sans doute. Étant plus âgé que ses camarades de la Figuration narrative nés dans les années 1930, l’artiste avait pris le parti de se rajeunir. C’est aussi que Monory est un joueur. Il a passé son temps à s’inventer des histoires et à les décliner sur le mode de la série. « C’est ma nature profonde de raconter des histoires en peinture. La première que j’ai faite est celle sur les Meurtres. Elle faisait suite à une histoire très personnelle qui m’a conduit à peindre ma propre mort, mon propre assassinat, dit-il en toute tranquillité. » La série comprend vingt-deux numéros ; jusqu’au dixième, c’est l’artiste qui meurt, puis, ayant placé un miroir dans le tableau pour y inclure les gens, l’artiste disparaît petit à petit et ce sont les autres qui meurent. « En fait, dit-il sur un ton amusé, ma guérison correspond à leur meurtre. » C’était dans les années 1970, il y a quarante ans, et, dès lors, Jacques Monory n’a pas cessé une minute de peindre, prétextant à qui voulait l’entendre qu’il ne savait rien faire d’autre. Aujourd’hui, à 90 ans passés, force est de constater qu’il n’a plus la même énergie, ni peut-être la même envie. Qu’importe qu’il ait ou non posé ses pinceaux, l’œuvre est là. Elle irradie de bleu, intrigante et prospective. Elle est là, implacable, comme en témoigne l’exposition rétrospective que lui consacre en ce moment le Fonds Hélène & Édouard Leclerc à Landerneau. Le bleu. L’œuvre de Monory en est inondée. « J’ai toujours eu tendance à la monochromie, reconnaît-il volontiers. Le bleu est ordinairement considéré comme la couleur du rêve, de la nuit. En l’employant, j’indique ainsi par là que cela n’a pas à voir avec une seule réalité, que c’est une projection mentale. » Projection : le mot est lâché.

Il renvoie au monde du cinéma. Monory en a toujours été fou. D’ailleurs, le bleu en vient tout droit. Un très vieux souvenir d’enfance quand, à l’âge de six ans, ses parents l’ont emmené au cinéma et que le projectionniste a mis un filtre bleu devant l’objectif pour simuler la nuit. Un « effet cinéma » qu’il ne cache pas adorer et qu’il s’est approprié en peinture. Une façon de montrer le réel en signalant que ce n’est peut-être qu’un rêve.

L’art de la syncope, du collage
Côté cinéma, Monory a toujours avoué sa préférence pour les films noirs américains de série B des années 1940. Parlez-lui de Gun Crazy de Joseph H. Lewis – un polar reconnu par les spécialistes comme un condensé des techniques de mise en scène, de narration et de montage de ce genre de film et dans lequel le réalisateur a laissé le plus libre cours à son désir d’expérimentation formelle – et vous vous serez fait un nouvel ami. Quel intérêt l’artiste trouve-t-il donc à ce type de films ? La réponse ne se fait pas attendre : « Ils parlent d’un autre monde, complètement faux, qui me semble plus libre que le mien. Tout y est dit de la condition humaine : on vit, on s’agite et puis on meurt. Il y a dans ces films qui multiplient les situations les plus noires quelque chose qui, de mon point de vue, les assimile à la tragédie. » Monory est un homme simple et direct qui ne se gargarise pas de discours emphatiques. Il aime la vie et n’a cherché toute la sienne qu’à la croquer à pleines dents, conscient que, de toute façon, inutile de se la compliquer : on finit tous par crever. Jacques le Fataliste, en quelque sorte. Plan, séquence, cadrage, montage…, le vocabulaire qu’on utilise pour le cinéma trouve dans la peinture de Monory un écho fraternel. Il a même intitulé Technicolor (1976-1977) l’une de ses séries dans laquelle il use d’un jaune citron et d’un rouge rosé et dont les scènes font référence à Hollywood. Le peintre est passé maître en arts de la syncope, du collage et de l’assemblage tant il lui plaît de décliner ses images à l’ordre d’une esthétique de l’hybride et de concocter des narrations sans fil. Aucune de ses histoires n’est finalement racontable, car ce qui lui importe, c’est bien plus le « climat » que toute autre chose.

Des Meurtres (1968) à Roman Photo (2006-2008), on n’en finirait pas d’énoncer les titres des séries de Monory : notons entre autres Velvet Jungle (1969-1971), Mesures (1971-1972), Opéras glacés (1974-1975), Ciels (1978-1979), La Voleuse (1985-1986), Énigmes (1991-1996), Nuit (1999-2003), Couleur (2002-2005), Peinture sentimentale (2009-2012), Noir et Bleu (2011-2013), etc. Son œuvre s’offre à voir comme un grand labyrinthe dans lequel il nous entraîne, nous abandonne et nous invite à y errer. D’un tableau à l’autre, le peintre y organise comme un grand jeu de piste en quête d’identité. Avec lui, tout est toujours question de rôle. Souvent acteur de ses propres images, il y mêle fiction et réalité en une confrontation d’autant plus forte que l’absence de scénario les charge d’une dimension intemporelle troublante. Comme l’écrivait Alain Jouffroy, Monory est bien « le plus cinéaste des peintres contemporains ».

Monory, ou l’éloge de la lenteur
Peintre, cinéaste, cinéphile, Jacques Monory est aussi photographe. La photographie est à la source même de son travail. Elle est sa matière première. « Je me promène toujours avec un appareil photo, dit-il, de sorte à saisir tout ce qui m’intéresse et à me constituer un réservoir d’images. » Bien plus qu’une simple pratique, la photographie chez lui est une véritable addiction. Regarde-t-il la télévision ? Il a son appareil en main prêt à saisir la moindre image qui passe et qui lui plaît. Il faut être vif. Va-t-il au cinéma ? Il met son appareil dans sa poche. Part-il en voyage ? Il peut avoir oublié ceci ou cela, jamais il n’oublie son Leica. S’il entretient avec Agnès Varda une amitié de longue date, Robert Delpire, l’éditeur chez qui il a travaillé au temps de sa jeunesse, et Sarah Moon comptent parmi ses amis les plus proches. Chez Delpire, travaillant dans l’édition d’art et de photo, il a tiré une expérience précieuse qui lui a permis d’être plus à l’aise avec la peinture et de comprendre très vite que la photographie n’était pas l’ennemie jurée de la peinture, loin de là.

Il en use volontiers, reprenant en peinture le sujet fixé sur le tirage papier. Pour Bernard Vasseur, ce faisant « la peinture apporte “un plus” au rendu mécanique de la photo », ou, comme le dit Jean-Christophe Bailly – l’exégète le plus affiné du peintre –, elle opère « comme un second développement ». Ailleurs, c’est de la confrontation entre les deux médiums dont joue Monory : « Je fais toutes sortes de collage de ces images, explique-t-il en parlant de ses photographies, en les coupant, en les agrandissant, bref en les transposant à ma guise. » À l’instar de Picasso incluant un morceau de toile cirée dans son tableau, Monory intègre ainsi un morceau d’une autre réalité, quand il n’y colle pas carrément un objet ou tout élément d’autre nature. Veste de cuir et pantalon noir, lunettes de soleil sur le nez, chapeau sur la tête, Jacques Monory et sa femme Paule rentrent d’un déjeuner en ville. Ils habitent un coin charmant de la banlieue sud de Paris. Ce jour-là, comme à son habitude, Monory pénètre dans la grande pièce qui lui sert d’atelier, marque le pas, prend son chapeau et d’un coup de main magistral l’envoie en direction d’une des patères d’un perroquet en bois où il s’accroche sans faute. J.M. a de la classe. Avec son allure d’éternel dandy, il montre le plus souvent un visage chaleureux et souriant. Au nombre de ses cordes, il y en a une qui ne surprend pas, c’est son amour des romans… noirs, évidemment ! Il en a d’ailleurs écrit un, au nom mystérieux de Diamondback, publié en 1979. On y trouve notamment cette phrase : « Il y avait deux heures qu’il était là, avec le sentiment étrange que le monde était devenu un film au ralenti où aucune action n’était impossible, mais seulement très lente. » La lenteur, toute l’œuvre de Jacques Monory en fait l’éloge.

1924 Naissance à Paris
1952 Première exposition personnelle à la Galerie Drouant-David
1968 Réalisation du film Ex
1975 Il rejoint la Galerie Maeght
1992 Exposition au Pavillon français à l’Exposition universelle de Séville
2005 Exposition Détour au MAC/VAL
2014 Memento Mori présenté à la Galerie Sonia Zannettacci à Genève

« Jacques Monory », jusqu’au 17 mai. Le Fonds Hélène & Édouard Leclerc, Landerneau (29). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 6 et 4 €. Commissaire artistique : Pascale Le Thorel. www.fonds-culturel-leclerc.fr

Jacques Monory, Écrits, entretiens, récits, Beaux-Art de Paris éditions, 383 p., 25 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°676 du 1 février 2015, avec le titre suivant : Jacques Monory, peintre de séries B(leues)

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