Art contemporain

Hervé Télémaque, peintre d'énigmes

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 12 février 2015 - 1936 mots

Le Centre Pompidou consacre une grande exposition à l’un des peintres les plus singuliers de la Figuration narrative, qui est à l’origine d’une œuvre énigmatique et singulière unanimement respectée.

Aller lui rendre visite a quelque chose à voir avec de vieux souvenirs de vacances. Il n’habite pourtant pas la campagne, mais l’immédiate banlieue parisienne, versant sud, celle qui se développe tout du long de la mythique Nationale 7. Il s’est installé là, à deux pas de la capitale, il y a plus de trente ans, occupant les locaux d’une ancienne porcherie qui comprend une maison d’habitation et des espaces de travail et de stockage. Une sorte d’îlot lové au milieu d’immeubles plus ou moins anciens qui donne l’illusion, dès lors qu’on a poussé la porte, d’être transporté dans l’espace et le temps. Tout y bat une mesure différente de celle dont la rumeur gronde juste à côté. Victime d’un AVC en 2007, Hervé Télémaque, le bras et la jambe gauches au silence, y vit là avec son épouse au rythme lent de son handicap. L’homme n’a toutefois rien perdu de sa bonhomie, de son humeur – voire de son humour – et de cette énergie à la création qui est sa raison d’être. Il est au travail et l’occasion de l’exposition qu’a choisi de lui consacrer le Centre Pompidou lui ferait presque oublier les soucis du quotidien. Aller à sa rencontre, c’est prendre une belle leçon de vie, c’est mesurer la richesse d’un parcours sans concession et l’étendue d’une œuvre singulière et unanimement respectée, jusqu’à la plus jeune génération.

Quitter New York et le racisme pour Paris et ses intellectuels
Originaire d’Haïti, né à Port-au-Prince en 1937, dans un milieu bourgeois dont le père médecin était aussi propriétaire d’une pharmacie, Télémaque a gardé de son enfance le vague souvenir d’une période agréable. Élevé chez les frères de l’Instruction chrétienne, choyé par un grand-père maternel très libéral, cofondateur de revues indigènes, il se retrouve en Normandie pour y faire sa classe de seconde, son père aspirant à ce qu’il fasse une carrière diplomatique. Mais Hervé montre des goûts littéraires et sportifs et, rentré au pays pour passer son bac, il fréquente le centre d’art de la capitale. À vingt ans, l’année même où Duvalier prend le pouvoir à Haïti, le voilà parti à New York où il s’inscrit à l’Art Students League. Il n’y restera que quatre ans à peine, le temps de faire ses premières armes – « du sous-Braque », aime-t-il à préciser –, d’hésiter entre peinture et cinéma – « mais j’ai vite réalisé que je n’en avais pas les moyens, aussi je me suis sciemment tourné vers la peinture » –, d’y suivre une psychothérapie, enfin de s’y marier. S’il fréquente Larry Rivers, le poète Robin Magowan, l’artiste multicasquette Clifford Lafontaine, il est surtout conduit par le spécialiste vaudou Maya Deren à porter un tout autre regard sur la société haïtienne.

En 1961, le choix qu’il fait de venir à Paris tient à ce qu’il ne supporte plus l’atmosphère de racisme ambiant qui règne à New York. Malgré la solitude totale dans laquelle il vit, Télémaque y trouve son compte. « À Paris, il y a une vie idéologique intense : Sartre, Breton, le communisme, etc. » Le jeune artiste fraie quelque peu avec le surréalisme dont le patron – qui a vécu jadis à Haïti et lui a conservé une sympathie particulière – ne reste pas insensible à son travail. Il se lie notamment avec José Pierre, Silbermann et Camacho, tout en même temps qu’il entretient de bonnes relations avec Bernard Rancillac, Klasen et Voss avec lesquels il participe au premier Salon latino-américain
de Paris en 1962.

À l’origine de l’aventure de la Figuration narrative
Deux ans plus tard, en réaction contre la domination formaliste du pop art américain, Télémaque, qui a pris ses distances avec le groupe surréaliste, s’associe à Rancillac pour tenter de promouvoir une nouvelle forme de peinture qui allait se développer sous le label de Figuration narrative. « Bernard et moi, nous faisons le constat, raconte l’artiste, que, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, c’est le même problème : l’abstraction lyrique et l’expressionnisme abstrait sont bloqués dans une forme décorative sans idée neuve. Il faut recharger la machine, il faut la faire repartir. » À cette époque, eux et leurs amis font un art compliqué, parfois clairement engagé politiquement, fondé sur la notion de séquence, adossé aux comics, au dessin animé, à la photographie, mais où, moins que la forme, c’est le récit qui prime, souvent opéré par transformation (juxtaposition, superposition…) des images. Le ton y est volontiers humoristique et le propos anecdotique, quotidien. Comme une prise en compte stratégique de la situation, Télémaque et Rancillac imaginent alors une exposition de groupe opérant la jonction entre différents artistes au titre ouvert de « Mythologies quotidiennes », dont ils demandent à Gérald Gassiot-Talabot la mise en forme théorique. Celle-ci connaît un vif retentissement et contribue à porter sur le devant de la scène les artistes qui y participent. La Figuration narrative est née. Les trente-quatre artistes qui participent à cette exposition n’en constituent pas pour autant un groupe homogène, loin de là.

Très vite, Anne Tronche, qui deviendra l’exégète la plus pointue de Télémaque, relève « la différence qu’il pouvait y avoir au sein de la Figuration narrative entre certains artistes » et souligne tout aussitôt ce qui singularise ce dernier : « Les relations au langage, à la poésie et à l’énigme de l’image me sont tout de suite apparues composer l’essence même du travail d’Hervé. » On ne tutoie pas la pensée surréaliste sans en conserver des traces à vie. « Lorsque je l’ai rencontré, poursuit la critique, il en était encore très proche. Il a donc baigné autant dans le domaine de la littérature et de la poésie que dans celui de la peinture. Cela a créé au sein de sa peinture quelque chose de très différent dans la mesure où son image a toujours été une image à décrypter. » De fait, la peinture de Télémaque s’offre à voir dans un éclatement de figures qu’il compare alors lui-même à l’esthétique de Godard : « Tout le monde en était admiratif. Il cassait la narration cinématographique avec une incroyable liberté et nous, nous utilisions les signes de façon fragmentaire et fugace. »

Avec le temps, si cela est allé en se confirmant en ce qui concerne Hervé Télémaque, ce n’est pas le cas de tous les artistes. Pour Anne Tronche, ce qui spécifie le travail du peintre est que, « si la plupart des œuvres de la Figuration narrative sont des images à voir dont la lecture est relativement aisée et dont on ressent le choc visuel dans une sorte de prolongement au pop art, avec une base idéologique quelque peu subversive, en revanche chez Hervé, la lecture est toujours complexe. » Pour la critique, pas de doute : « Télémaque est un artiste de la complexité intellectuelle. Probablement il le refuse et il dira que non, mais c’est inexact. Ce qui l’intéresse absolument, c’est de semer des énigmes et de voir si les autres les comprennent. »

L’énigme, elle est en effet au cœur même du dispositif narratif que l’artiste a mis en place. Elle l’a notamment entraîné à se dégager de toute intention par trop politique. Télémaque raconte volontiers que le succès qu’il a rencontré en 1965 avec One of our 36000 marines, évoquant l’invasion de la République dominicaine et qui a fait la une de nombreux journaux de l’époque, l’a proprement inquiété. « Je pense que la peinture, dit-il, n’est pas le moyen le plus efficace pour parler de politique, mais qu’en revanche, c’est un bel instrument introspectif. » Énigme… introspection… tout est dit. Haïtien d’origine, Hervé entretient avec son passé des rapports eux aussi complexes : « Les Haïtiens me reprochent de ne pas être resté haïtien et d’être devenu une partie de la culture française. Cela ne me dérange pas puisque Haïti fait partie de la culture française. Pour moi, il n’y a pas de contradiction. C’est pour cela que je suis passé tout naturellement d’un objet régressif au maniement de signes, d’où ces images récurrentes de la canne, de la pelle, du sifflet, etc. »

Arshile Gorky, point de départ et d’arrivée
Au petit jeu des références/influences, Télémaque se prête volontiers et les réponses ne se font pas attendre. Si Kandinsky lui « a appris à faire des tableaux qui sont en rapport avec son corps », et si Marcel Duchamp est « celui qui lui indiquera une morale », il tient d’abord et avant tout à citer Arshile Gorky, figure tutélaire de l’expressionnisme abstrait qui l’a considérablement marqué quand il l’a découvert à New York. Et, plus particulièrement, sa dernière peinture, Le Moine noir (1948), que celui-ci a faite avant de se pendre. « J’ai d’ailleurs repris tout récemment la structure de ce tableau, explique Télémaque, et je m’en suis servi comme base de travail pour faire une peinture très compliquée, très colorée, mais aussi très gaie, que j’ai appelée Le Moine comblé. » Tout fraîchement achevée, on peut la voir à Beaubourg. Christian Briend, le commissaire de l’exposition du peintre où l’on verra l’essentiel de ses œuvres conservées dans les collections publiques, en parle avec enthousiasme : « C’est une œuvre extraordinaire et ce qui a été fabuleux pour nous, c’est qu’elle a été réalisée pendant la durée de préparation de l’exposition. Elle est très importante parce que c’est une façon de boucler la boucle : il commence à New York dans l’admiration de Gorky et il finit avec lui, même si ce n’est pas sa dernière peinture quoiqu’il l’ait dit. » C’est en effet un tableau très dynamique où tout s’enchevêtre en une composition fortement chaotique ; à peine y repère-t-on ici et là quelques indices figurés. « Du modèle, Hervé en a fait tout à fait autre chose, poursuit Briend, une véritable explosion de couleurs ; ça a un aspect complètement baroque. C’est un très bel hommage à Gorky qui était un déraciné, un émigré comme Télémaque, aussi c’est très émouvant. »

« À partir du moment où j’ai commencé à travailler et à écrire sur l’œuvre d’Hervé, raconte encore Anne Tronche, la dimension énigmatique, poétique et symbolique de son travail m’est apparue et plus je travaillais à comprendre le sens de son œuvre et plus ma relation à l’œuvre s’intensifiait. Ce que l’on ne comprend pas tout de suite, ce qu’il faut analyser et ce qui demande un travail intellectuel renforce notre adhésion mentale à ce que l’on voit. » Ce qui frappe surtout, c’est que le style est là, reconnaissable entre mille autres. Dans le garage où il a stocké le tableau de son Moine comblé, Télémaque est là, debout, appuyé sur sa canne tripode, face à ce maelström graphique et coloré. Silence. Inutile de lui demander une quelconque explication. La peinture, ça ne se raconte pas. Il lâche toutefois : « On pense que je fais une peinture absconse, mais pas du tout : les signes que je propose sont connus de tous et sont interprétables par tous. » À bon entendeur, salut !

1937 Naissance à Port-au-Prince (Haïti)
1957 Installation à New York où il rejoint l’Art Student’s League
1961 À Paris, fréquente les surréalistes et participe au mouvement de la Figuration narrative
Années 1980 Retour à la peinture et au dessin après les collages et assemblages
2001 Série intitulée Trottoirs d’Afrique, réalisées à la suite de plusieurs séjours sur ce continent
2013-2014 Participe à l’exposition « Haïti » au Grand Palais et exposition à Beaubourg. Vit et travaille à Paris

« Hervé Télémaque », jusqu’au 18 mai. Musée national d’art moderne – Centre Georges Pompidou. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Tarifs : 13 et 11 €. Commissaire : Christian Briend. www.centrepompidou.fr

Hervé Télémaque est représenté par la Galerie Louis Carré, 10, avenue de Messine, Paris-8e, www.louiscarre.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Hervé Télémaque, peintre d'énigmes

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