Halsman et Dalí duettistes superlatifs

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 17 janvier 2014 - 1293 mots

Leur complicité enfanta des compositions parmi les plus iconiques du XXe siècle, érigeant la transgression en règle d’or et le calembour visuel en leitmotiv. De l’art considéré comme un mythe et une mystification.

L'un était extravagant. De cette extravagance comme une menace, capable de bousculer les dogmes, de faire chavirer les convenances et les conventions, quitte à tirer sur la corde du loufoque, à en faire trop, à faire de chaque toile – car il fut peintre, et un grand peintre, à l’occasion – un manifeste séditieux, une charge contre ce monde aimé et honni. L’autre était plus poli. De cette politesse sans polissage, sans cérémonial, de celle qui aime moins le gag que le rébus, la blague que l’ironie, toutes ces subtilités éprouvées, parfois alexandrines, qui trahissent un goût immodéré pour la plasticité de la langue, histoire de faire de chaque cliché – car il fut un grand photographe – une composition infaillible. L’Espagnol Salvador Dalí (1904-1989) et le Letton naturalisé américain Philippe Halsman (1906-1979) devaient donc se rencontrer autour d’une certaine idée de la fantaisie, le second immortalisant les baroqueries du premier non comme un simple spectateur mais comme un somptueux accessoiriste, un metteur en saynètes à l’heure de la spectacularisation de l’art.

Achille
Einstein, les yeux dans les yeux, crinière indomptée, moustache grise et rides saillantes, avec son air de vieille femme, c’est lui (1947). Fernandel multipliant les grimaces comme autant de vignettes physionomiques, c’est encore lui (1948). Marylin sautant, pieds et dos nus, dégageant de sa blonde chevelure une bouche ivre de joie, c’est toujours lui (1959). Malraux, de près, cheveux et regard noirs, devant une idole venue d’ailleurs (1934) ; Gide, de face, cigarette à la main, dandy domestique que l’âge n’effraie pas, ou plus (1934) ; le duc et la duchesse de Windsor, en pleine lévitation surréaliste dans leur intérieur Biedermeier (1956) ; Grace Kelly, cintrant sa beauté dans une robe turquoise, cheveux or et lèvres pourpres, si sûre de son effet et de son style (1955) ; Hitchcock, de profil, joues pommelées sur un ciel chargé, un oiseau de malheur sur le barreau de chaise (1962) : Halsman transforma les modèles en légendes, le rêve en images, Hollywood en Épinal. Fondateur de la « jumpology », qui consistait à photographier le modèle en train de sauter, au prétexte que cette position l’affranchissait de toute réserve ou retenue, Halsman revendiqua une « approche psychologique » qui, en dépit de sa grande sophistication entendait décadenasser l’intime, pénétrer l’intériorité de ses victimes consentantes. Par ses compositions parfaitement orchestrées, souvent accessoirisées, Halsman allait devenir le miroir d’une société du spectacle, de spectacles, dont Dalí fut l’idole fétichiste et le héraut ambigu, capable d’exploits comme de débâcles, Achille excentrique que fragilisait son talon narcissique.

Narcisse
Halsman rencontra Dalí un jour du printemps 1941, à New York, dans la galerie de Julien Lévy où le peintre s’apprêtait à exposer ses dernières œuvres. Le photographe s’était vu passer commande d’un reportage afin de couvrir l’installation d’une manifestation qui s’annonçait séditieuse, riche en coups d’éclat. Le Letton et l’Espagnol, qui avaient tous deux fui les désastres de la guerre, comprirent instantanément leur chance : le premier trouvait un modèle à sa taille, plein de fantaisie, capable de dévergonder le genre du reportage, le second découvrait un être susceptible de lui tendre un miroir digne de ce nom. Narcisse, enfin, trouvait son Pygmalion.

Subsistent plusieurs photographies qui, toutes, disent l’osmose électrique née de cette rencontre. Sur l’une d’entre elles, Dalí, perché sur un escabeau, guitare à la main, joue la sérénade à Gala, muse fascinée par ce Roméo saltimbanque. Anodine, la photographie fixait pourtant la teneur de la collaboration future entre les deux hommes : portraiturant ad libitum le prestidigitateur Dalí, scénographiant ses frasques, Halsman jouait sur un trouble perpétuel, entre naturalisme et maniérisme, entre improvisation et préméditation. Tout était dit. L’art, comme un artifice irrésistible.

Dionysos
À compter de cette rencontre, les portraits de Dalí par Halsman devinrent immédiatement iconiques : le peintre, visage légèrement incliné, fixant l’objectif avec un « air de gendarme » et cette expression magnétique, considérablement retravaillée (1941-1942) ; le même, chapeauté, défiant un rhinocéros sceptique lors d’une performance entre Goya et Fairbanks (1966). Autant d’images superlatives, autant de répudiations de la sobriété qui érigèrent l’Espagnol en idole dionysiaque, loin des cimes apolliniennes. L’excès fut partout, depuis la parution de The Secret Life of Salvador Dalí, ouvrage prétendument autobiographique et agrémenté de seize illustrations dont trois photographies d’Halsman, parmi lesquelles celle du peintre, un projecteur en guise de tête, dessinant depuis le lit de sa chambre de l’hôtel St Regis, à New York (1942).

Les Portraits avec loupe (1944) et le Dalí Atomicus, scène d’apesanteur survoltée publiée dans Life (1948) et qui nécessita vingt-six essais et cinq heures de travail, entendaient faire de Dalí, excommunié par Breton du groupe en 1940, l’artiste surréaliste par excellence, inféodé à la religion du système et aux mornes chapelles. Grâce à Halsman, Dalí était désormais un symbole à part entière. Un symbole dont la moustache constituait le raccourci visuel, la métonymie plastique, comme le prouve l’ouvrage Dalí’s Mustache (1954), qui vit Halsman jouer avec l’excentricité pileuse du peintre – horlogère, végétale, pécuniaire – et déployer des trésors d’imagination formelle – découpage, déformation, surimpression.

Éros
La collaboration entre les deux hommes, interrompue par la mort de Philippe Halsman, en 1979, ne souffrit aucune infidélité, aucune irrégularité. L’inventivité du peintre et la fantaisie argentique du photographe furent absolument indissociables. Pour un ballet, signé de Falla et avec des costumes de l’Espagnol (1949), pour une performance vidéo à New York (1960), pour une dédicace de livre (1963), pour une séance lunaire avec Mia Farrow (1969), ce fut toujours Halsman que Dalí sollicita, certain que le photographe était le meilleur des artificiers, le plus grand des imagiers. En toute logique, l’imaginaire érotique de Dalí donna lieu à des images édifiantes, souvent inoubliables. Un imaginaire mi-ludique mi-lubrique où alternent fanfaronnades et fantasmes et qui institue la femme en obscur objet du désir, entre Buñuel et Magritte. Ici symbole lascif (Folle Iseult, 1944), là motif distrayant (Nu au pop corn, 1949), le beau sexe fut volontiers malmené par Dalí qui, lorsqu’il n’écrivit pas sur son front, comme sur celui de Gala (1942), transforma la femme en élément purement plastique, en fit le prétexte à des jeux d’optique et à des plaisanteries anamorphiques. Ainsi, inspiré d’un dessin de Dalí, ce fameux crâne qu’Halsman composa avec sept nus féminins dont l’imbrication savante nécessita de nombreuses études (In Voluptate Mors, 1951). Derrière le premier désir, le
dernier soupir.

Thanatos
Comment la mort eût-elle été ignorée par deux artistes qui la tutoyèrent précocement ? Dalí, qui naquit neuf mois après le décès d’un frère dont il hérita du prénom, comme Halsman, qui fut accusé d’avoir tué son père et échappa à la prison grâce à l’intervention providentielle d’Einstein et de Freud, savaient par cœur l’intrication de la mort et de la jouissance, du lit et du tombeau, de la vie et du trépas. À cet égard, ces hyperboles formelles, ces extravagances burlesques cachent-elles en réalité des idées plus saturniennes, plus mortifères, à l’image de ce Dalí subaquatique dont émane de la bouche une substance lactescente, tout à la fois séminale et morbide, allusion expresse aux « explosions atomiques » contemporaines (1953-1954). Ou encore, en plein conflit mondial, cette tête de Dalí, comme décapitée et posée sur une table, telle une décollation laïque venue rappeler que toute vie intense cache une nature morte (Tête sur table, 1943). Du reste, la photographie la plus hypnotique de cette collaboration est sans doute ce dernier portrait qu’Halsman réalisa de Dalí où le peintre, bien qu’il ne renonçât pas à jouer avec l’objectif, ne put contenir cette vieillesse qui lui mordait le visage, blanchissait ses cheveux trop longs et lui donnait cette expression que les génies partagent avec les monomanes (1978). Image superbe de fin de séance. 

« Philippe Halsman, étonnez-moi ! »,

du 29 janvier au 11 mai. Musée de l’élysée à Lausanne (Suisse). Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 18 h. Tarifs : 6,5 et 3 €. Commissaires : Anne Lacoste et Sam Stourdzé. www.elysee.ch

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Halsman et Dalí­ duettistes superlatifs

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