Art contemporain

Gérard Traquandi, la vérité en peinture

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 28 mars 2022 - 1625 mots

CAEN

L’artiste, qui s’inspire dans ses tableaux de ses longues marches dans la nature, ne cesse d’explorer la pratique picturale. Il est à l’affiche du Musée des beaux-arts de Caen à partir du 2 avril 2022.

« L’approbation de la nature. » C’est le titre de l’exposition de l’artiste au Musée des beaux-arts de Caen. Empruntée à Francis Ponge, cette belle expression replace l’événement sous le signe de la nature, fondatrice dans l’œuvre de Gérard Traquandi. Plus d’une centaine de dessins, une vingtaine de grands tableaux récents : les pièces exposées à Caen s’inscrivent dans la continuité de ce qui fait l’essence de l’œuvre depuis les années 1980. Une perception intuitive du réel qui oscille entre une dimension naturaliste et une dimension formaliste.

De la nature à la grâce

« Si l’œuvre de Gérard Traquandi était un livre de philosophie, je dirais qu’elle forme un “traité de la nature et de la grâce” », note avec justesse Paul Audi, philosophe et ami de l’artiste. De la nature, il est certes question depuis toujours. C’est l’origine. Une nécessité de rencontrer la nature sauvage. Dans les massifs alpins, en Grèce, en Corse ou en Italie. D’aller y regarder les arbres, les cieux, les montagnes, les horizons. Leurs mouvements, leurs couleurs, leurs textures. Les regarder et les dessiner sur le motif, dans des carnets, comme tant de maîtres l’ont fait avant lui. « Ça ne me fait pas peur de peindre des lieux communs de la peinture classique, confie Gérard Traquandi. Ça me fait plaisir d’aller là où sont allés les maîtres et de m’y confronter. J’aime cette nature qui m’émerveille et cette première sensation du dessin, ça me permet de fréquenter la beauté », nous dit-il. Et d’ajouter : « L’art qui consiste à produire pour critiquer notre monde ne m’intéresse pas. J’ai envie de créer un antidote à cela. »

Il y a dans cet attrait pour la nature un rapport au monde sensuel, physique. « C’est comme faire du ski, nager, grimper », tout le corps est mobilisé. C’est ce rapport physique et cette sensualité que Traquandi trouve dans le paysage, plus qu’avec la figure humaine. « Avec la figure, il y a trop de psychologie, on est devant, face à face », tandis qu’avec le paysage, « on est dedans. » Pleinement. Il n’y a pas de limites, pas de bords. « Peindre un arbre, c’est plus que peindre le portrait d’un arbre, c’est aussi capter la sensation produite par tout ce qui entoure l’arbre : le hors-champ, une présence vivante, généreuse, un tout qui nous dépasse. » Communier avec cette nature, pour l’artiste, c’est comme se sentir plus pleinement appartenir au monde. De cette sensualité, de cette rencontre primordiale, il s’agit de faire peinture. Qu’il s’agisse des travaux réalisés sur le motif ou à l’atelier, il n’est jamais affaire de convention ni de reproduction. S’il est question de beauté, c’est sans aucun doute au sens baudelairien. Comme quelque chose qui est en lien avec la puissance de perception acquise par l’artiste. Une perception intuitive, non imitative, qui fraye du côté des correspondances avec le réel. C’est-à-dire inventer les formes qui permettront de faire remonter à la surface l’empreinte du réel. Comme nous le rappelle Gérard Traquandi, c’est cette fameuse équivalence à trouver dont parlait Cézanne : la peinture, c’est une « harmonie parallèle à la nature ». Ça ne se rejoint jamais, mais ça ne se sépare jamais. Et comme le précise Paul Audi, « Gérard Traquandi ne cesse d’approfondir le sens de ce parallélisme, qui est lui-même profondément énigmatique. La nature et la grâce, voilà ce qui forme, à ses yeux, des harmonies parallèles. Non que la nature soit gracieuse ou la grâce naturelle. Entre l’une et l’autre, il y a l’art, qui les situe et les révèle dans leur parallélisme. Il y a l’œuvre de Gérard Traquandi. De celles qui peuvent vaillamment et authentiquement – sans faux-semblants – faire face à la prescription cézannienne du “Je vous dois la vérité en peinture et vous la dirai”. »

Faire peinture

La vérité en peinture ? Pour faire court, comme le dit Gérard Traquandi, « les tableaux, on ne les fait pas avec des idées » ! « Faire d’une chose sensuelle une peinture, c’est un défi. » Et c’est à l’atelier que ça se passe. C’est là que s’opère la métamorphose. Le passage entre ce qui a été ressenti, perçu face à la nature, et la réalité du tableau. Entre ce qu’on veut et ce qu’on fait. Parfois ça ne marche pas, parfois ça marche, et des fois même encore mieux que ce qu’on espérait au départ… L’œuvre nous renvoie alors à la sensation d’une façon plus « aiguë » encore que la chose réelle. « Ça advient en peinture. » Forcément, pour faire peinture, Gérard Traquandi mêle une dimension naturaliste, sentimentale et romantique à un héritage formaliste. Le formalisme, ça a été « un accès à la peinture, comme la grammaire pour écrire ». C’est-à-dire partir du fait qu’« un tableau est un tableau », mais « faire quelque chose avec ça ». La tentative de Gérard Traquandi se situe dans ce va-et-vient entre deux héritages, qu’il tire l’un vers l’autre, tentant d’unir leurs deux forces. La peinture de Traquandi relève d’une pratique formelle, d’un métier. Manipuler la matière, maîtriser le geste, connaître les matériaux. Avoir une approche subtile de la couleur, aussi sensorielle que physique et optique. Et c’est par cette connaissance formelle que la ressemblance harmonique s’opère. Ce sont les sensations colorées, les textures des matières, la musicalité des couleurs, les rythmes de la gestuelle, qui renvoient à ce qui a été perçu du réel. Au souvenir froid de l’hiver. Au souffle du vent. À la sensation d’être dans l’eau. D’avoir chaud ou froid. De marcher sur des cailloux. Au bien-être. Ou au terrible.

Ni abstraite ni figurative, la peinture est matière. Une matière mate, qui ne brille pas, qui ne reflète pas le monde extérieur. Une matière faite de sédimentation, de stratification. Bien sûr cet amour de la matière s’est construit sur un amour de l’art : les fresquistes italiens d’abord, comme le bleu de Piero della Francesca qui émerveille ; les impressionnistes ; Cézanne, l’apothéose ; ou La Pie de Monet. Une simplicité de moyen et une perfection de la lumière bouleversante. Et puis bien sûr les abstraits américains. Dans cette histoire, une leçon essentielle : le fait que la surface, sa texture, sa matière, doit autant compter que la représentation. Aussi, rien d’étonnant à ce que le rapport qu’a entretenu Gérard Traquandi avec la photographie se soit inscrit dans cette logique-là. S’il a fait de la photographie, c’est en tant que peintre. Et ce travail a été pour lui une manière de prendre conscience de la surface, de façon plus aiguë encore. « Dans les années 1990, la photo plasticienne était à la mode, explique-t-il aujourd’hui. Je n’ai jamais aimé cette photo hypersophistiquée. Son succès, pour moi, était dû à une nostalgie de l’art pompier… J’ai voulu critiquer tout cela. Si j’ai fait de la photo, c’était en la considérant non pas d’abord comme représentation, mais comme surface, la matière même de l’image. Et puis je pense que pour un peintre, la photo, c’est un boulet encombrant ; je voulais m’en débarrasser. »

Couleur et spatialité

Histoire de matière, la peinture de Gérard Traquandi est aussi, bien sûr, une histoire de spatialité. Ce que souligne en ces termes Paul Audi : « Ce qui frappe dans la peinture de Gérard, c’est la conscience de la dialectique que la spatialité déployée par l’œuvre noue avec la spatialité du lieu dans lequel elle se trouve. Je parle ici de la capacité de l’œuvre d’art à rendre le monde non seulement acceptable, mais radicalement habitable. » Nous habitons physiquement les grands formats monumentaux utilisés par l’artiste. Tant matériellement que symboliquement, ils nous submergent, nous irradient, nous inquiètent. Cette prédilection pour le grand format, c’est aussi pour l’artiste une manière de rappeler que la peinture devrait aller dans un lieu de vie, pas dans un musée, comme « une nostalgie de la fresque » ! Pour Gérard Traquandi, le rapport au lieu et au spectateur est essentiel. Dans ses expositions, l’artiste se plaît à produire des œuvres in situ. À penser le format et la couleur des tableaux en fonction du lieu de leur présentation. Pour son exposition au Musée des beaux-arts de Caen, Gérard Traquandi a ainsi réalisé quatre grands tableaux, conçus pour s’inscrire dans le puit de lumière de l’atrium du musée. En écho au thème des quatre saisons, la lumière est caressante, la couleur claire, à dominante jaune. Dans cette question de la couleur, l’artiste s’intéresse de plus en plus aux effets d’optique et d’interactions réciproques. Il aime jouer avec la couleur du fond et des dessous pour aboutir à une surface vivante. Y voir du bleu alors qu’il n’y en a pas. Petite magie de la peinture. C’est l’œil qui fabrique la couleur. « Faire travailler l’œil du spectateur », c’est aussi une manière « de mettre le regard en alerte ». Éveiller la sensibilité grâce à cette subtilité colorée. Jouer avec la beauté. Avec ce qui, en elle, nous émerveille, nous allège. Mais aussi avec son poids, avec ce qu’elle a de « terrible ». Comme peut l’être, sublime, la peinture méditerranéenne. La peinture de Gérard Traquandi ? Elle semble ressembler à l’homme. Un homme qui « parle un langage de vérité », tel que nous le décrit Paul Audi. Un homme « franc, juste, loyal, subtil, solaire, et grave ». Et qui a su conserver une « indépendance radicale par rapport à ce milieu absolument sordide et factice qu’est le monde de “l’art contemporain” ».

 

1952
Naissance de Gérard Traquandi
1975
Diplômé des Beaux-Arts de Marseille où il enseignera plus tard
2002-2003
Professeur invité à l’ENSBA, à Paris
2021
Exposition « Ici, là » , au Musée Cantini à Marseille
2022
Exposition « L’approbation de la nature » , au Musée des beaux-arts de Caen. Vit et travaille entre Paris et Marseille.Gérard Traquandi est représenté par la Galerie Catherine Issert
« Gérard Traquandi. L’approbation de la nature »,
du 2 avril au 4 septembre 2022. Musée des beaux-arts, Le château, Caen (14). Du mardi au vendredi de 9 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h. Le week-end et jours fériés de 11 h à 18 h. Tarifs : de 3,50 à 2,50 €. mba.caen.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Gérard Traquandi, la vérité en peinture

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