Ernst Van de Wetering, historien de l’art

Intègre, parfois rude, le chef du Projet de Recherche Rembrandt, est l’un des grands spécialistes du maître néerlandais

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 31 décembre 2014 - 1914 mots

Chef du Rembrandt Project, Ernst Van de Wetering publie le 6e et dernier volume du catalogue raisonné du peintre hollandais.

Inutile de lui envoyer un mail lui disant : « Voici une photographie… dites-moi, est-ce bien un Rembrandt ? » À 76 ans, Ernst Van de Wetering compte bien prendre sa retraite. Mais quand il est monté en novembre sur l’estrade, à Londres, il a secoué une assistance qui examinait patiemment depuis deux jours un défilé de diagrammes et de radiographies. Il était l’invité d’honneur du colloque qu’a tenu la National Gallery à l’occasion de son exposition en cours sur le peintre d’Amsterdam. Il a présenté le sixième et dernier volume du corpus, qui fait figure de bilan personnel de 46 ans de travail. Son annonce en a dérouté plus d’un : sous le titre Rembrandt Painting revisited, il propose de réattribuer à l’artiste 70 tableaux, dont plusieurs avaient été rejetés aux débuts du projet de recherche dont il a pris la tête en 1993. S’écartant de l’ordre du jour, il a vertement répondu à ses détracteurs dans la salle. « Je ne lance pas des lubies dans mon coin, chaque cas est argumenté », a-t-il conclu d’une voix emportée, avant de recevoir une longue standing ovation. Y compris de la part de ceux auxquels il s’est opposé sans ménagement.

Wetering s’est lancé dans la vie comme peintre, à l’Académie des beaux-arts de La Haye, avant d’y enseigner. Puis, il a voulu se former à l’histoire de l’art, à Amsterdam. Il a été assez vite déçu par une histoire de l’art concentrée sur l’esthétique des images, accordant peu d’importance à l’objet matériel de la création. C’est alors qu’un professeur, Josua Bruyn, lui proposa une place d’assistant à mi-temps pour un an dans une recherche qu’il mettait en place sur Rembrandt. « Le seul lien qu’on pouvait me trouver avec l’artiste était la rédaction de deux études sur Aert de Gelder », qui a travaillé jusqu’au XVIIIe siècle dans un style inspiré par les dernières années de son maître.

L’amateurisme du connaisseur
Tout juste trentenaire, il pense consacrer un peu de temps à cette figure du Siècle d’or (il n’aime pas le qualificatif de « génie », laissant supposer une précocité un peu bizarre qui n’a jamais habité son sujet d’étude). Mais, alors que le tout nouveau Projet de recherche Rembrandt (RRP) entame une tournée européenne des musées, un participant tombe malade. En mai 1968, quand les jeunes prennent d’assaut le Quartier latin, l’étudiant studieux embarque pour Londres. S’il lui a été demandé de prendre des notes, il surmonte sa timidité en se passionnant pour les discussions. Beaucoup plus tard, Bruyn lui rappellera qu’il s’était étonné de la différence entre le présupposé d’un des professeurs, sur l’épaisseur des panneaux utilisés par Rembrandt, et la réalité d’une œuvre qu’ils venaient d’examiner. Le ver était dans le fruit… En dépit de cette impertinence, un poste fut créé au laboratoire central d’Amsterdam pour son intégration au projet.

« À cette époque, étudier une peinture deux ou trois heures d’affilée semblait une éternité. » L’histoire de l’art vit sous le règne du « connaisseurship », cet art visuel qui autorise un spécialiste à identifier un auteur sur son « intime conviction », pour reprendre une expression chère à Max Friedländer. « On me montre une peinture, j’y jette un œil ; nul besoin d’un examen plus complet, ce coup d’œil me suffit pour l’attribuer », écrivait cette personnalité des musées de Berlin (1). « Depuis, les recherches ont établi que, dans la moitié des cas, il s’était trompé ! », s’exclame Wetering, pour lequel cette pratique a plongé l’œuvre de Rembrandt dans la confusion. En 1895, le spécialiste Abraham Bredius s’était vanté d’avoir reconnu « en un clin d’œil l’un des plus grands chefs-d’œuvre de Rembrandt », trouvant naturel d’ajouter : « quelques secondes m’ont suffi à identifier la technique de l’artiste ». Sa méthode ne devait pas s’avérer à toute épreuve, puisque, une quarantaine d’années plus tard, il redoublait d’enthousiasme pour une autre découverte : celle d’un magnifique inédit de Vermeer. Il s’agissait en fait de la première peinture dévoilée du faussaire Hans Van Meegeren, qui nous apparaît aujourd’hui comme un grossier pastiche. D’autres grands conservateurs ont été grugés, un traumatisme qui a beaucoup pesé sur la naissance du projet Rembrandt.

Aucun artiste n’a fait l’objet d’un tel travail, qui allait réviser nombre de notions sur le XVIIe siècle et pourrait même contribuer à refonder l’histoire de l’art. L’idée était de reprendre les quelque 624 peintures attribuées à Rembrandt par Abraham Bredius. La petite équipe se retrouvait à la faculté le vendredi midi. Wetering a décompté un millier de ces « déjeuners Rembrandt » de 1969 à 1993, terme un peu ambitieux pour ces frugales collations à la hollandaise autour de quelques sandwiches. Il fallait se débrouiller avec des photographies noir et blanc. Les œuvres en mains privées étaient hors d’atteinte, les radiographies bien moins lisibles. Les investigations néanmoins firent un bond grâce à la dendrochronologie, qui permet de dater le bois des panneaux et parfois même de déterminer s’ils proviennent du même arbre. Plus tard, les analyses de composants ont aussi permis de définir un apprêt composé d’argile et de poussières de quartz, qui est apparu comme un secret de l’atelier à partir de 1642, année de La Ronde de nuit et d’un basculement dans l’œuvre du peintre. Ces trouvailles ont permis de redater des compositions rejetées comme des imitations postérieures, alors qu’elles sortaient de l’atelier. Même si, apparemment, certains des élèves, incités à peindre dans la manière du maître, pouvaient se montrer assez maladroits…

Mais ces examens ont leurs limites. Le chercheur a ainsi eu le sentiment que ses collègues pouvaient céder à « l’illusion que la technologie allait tout solutionner : bien sûr, elle permet d’exclure les ouvrages fabriqués après la mort de l’artiste. Mais, si le tableau a bien été exécuté de son temps, et même dans son atelier, parvenir à une attribution positive au maître, c’est tout autre chose ». Il acquiert ainsi le sentiment qu’il faut développer « une connaissance globale de sa méthode », seule à même d’offrir une interprétation des données collectées en laboratoire.

Une rugueuse intégrité
Des tensions grandissantes se font jour au sein du collectif. Dès 1973, Wetering est pris de doutes par le rejet d’une peinture, pourtant documentée par une estampe réalisée sous l’autorité de Rembrandt.  Les médias consacrent leurs gros titres aux désattributions de plus en plus fréquentes, propageant une onde de choc dans les musées. Des fuites d’avis personnels ouvrent des controverses enflammées. « Les répercussions pouvaient être graves », souligne-t-il en évoquant ce cas où, suivant le conseil d’un membre de la commission, un collectionneur a acheté à bas prix une étude de vieillard, « dont le propriétaire avait été convaincu par le président du RRP qu’elle ne pouvait être de Rembrandt. Aujourd’hui, personne ne doute de son authenticité. » Cet imbroglio a profondément troublé cet universitaire, repoussant comme la peste toute interférence du marché. Il suffit de le voir arriver, inévitablement échevelé, sur un vélo déglingué à la maison de Rembrandt à Amsterdam, tout fier de nous montrer un autoportrait qu’il a découvert (2), pour avoir une idée de son intégrité. Suivi par sa compagne, Caren, au sourire timide et au regard pétillant, il se montre un convive jovial. Mais, au moment de l’addition, plus d’un collègue a été déconcerté par son refus de se laisser inviter, auquel il ne déroge qu’avec le plus grand des embarras. Il n’a pas de temps à perdre en diplomatie, il peut se montrer d’une franchise brutale, qui ne lui a pas fait que des amis. « Son apport sur Rembrandt est considérable, mais il lui est arrivé de se tromper ! », confie un conservateur, qui n’apprécie guère la brusquerie de ses manières. L’intéressé lui-même en fit les frais, en lâchant un avis négatif sur la restauration d’un monochrome de Barnett Newman à l’occasion de la visite d’un musée américain. Ce commentaire lapidaire à l’emporte-pièce, malencontreusement rapporté par un journaliste local, lui valut une procédure judiciaire, dont il s’est finalement sorti. L’ironie du sort étant que le seul procès qui lui ait été intenté ait porté sur un artiste fort éloigné de celui auquel il a consacré sa vie.

Plus profondément, Wetering se sentait de plus en plus mal à l’aise dans un petit cénacle dont il avait le sentiment qu’il était entré dans « une routine d’attributions et désattributions », à coup d’avis subjectifs, éventuellement départagés par un vote. Seuls lui et le professeur Bruyn, dont il hérita la chaire après son doctorat, consacraient de longues heures à la rédaction des textes. Mais les différends avec son mentor parvinrent à un point de rupture quand il osa contester la désattribution du Repas d’Emmaüs du Louvre (3). Plus tard, beau joueur, Bruyn devait reconnaître que le projet avait sacrifié à un « grand simplisme dans la vision du peintre ». En 1993, lui et les trois autres doyens du projet se résignèrent à l’inévitable, en annonçant leur démission et le passage de la présidence à leur confrère.

Discours de la méthode
Wetering récusa une approche, fondée sur la définition d’un « style » imputé au peintre, qui lui semblait incapable de rendre compte de ses audaces. Il décida d’ouvrir un dialogue avec les musées à chaque fois qu’une de leurs œuvres était examinée. Il intégra une chimiste, Karin Groen, dont l’apport fut parfois crucial, faisant toujours appel à Peter Klein, le spécialiste de la dendrochronologie à Hambourg, sollicitant un archiviste, un radiologue, un restaurateur et une historienne du costume. Mais il lui incombait, pense-t-il, de dégager une synthèse, en explorant la technique de l’artiste. Il se plongeait dans les traités, mettant à profit sa propre expérience de peintre pour expérimenter des méthodes anciennes. Travaillant sans relâche, habité par son sujet, il a mené de front cette envahissante recherche et l’enseignement. Il n’a jamais cessé d’écrire des notes et des articles, dans une langue très claire (il déteste le jargon des spécialistes), tout en déplorant la faible qualité de nombre d’expositions. En 1997, il a publié un ouvrage sur la technique d’atelier et, ces dernières années, il a monté une exposition de scans grandeur nature des peintures de Rembrandt, sans se soucier des froncements de sourcils de ses confrères. Il y a une quarantaine d’années, l’assistant du projet avait fait observer que le jeune Rembrandt devait ressembler à ses amis de l’école d’art (et peut-être à lui-même ?), curieux de tout, impatient d’expérimenter par ses propres moyens… Son professeur en fut indigné : « je vous interdis de dire cela ». Aujourd’hui, dans sa modeste maison d’Amsterdam, Van de Wetering voudrait bien profiter davantage de sa propre peinture, de sa famille, de la musique… même s’il a toujours un article à réviser.

Ernst Van de Wetering en dates

1938 Naissance à Hengelo (Pays-Bas).
1968 Entrée dans le Projet de Recherche Rembrandt.
1987 Professeur d’histoire de l’art, Université d’Amsterdam.
1993 Président du Projet de Recherche Rembrandt.
1997 Rembrandt, the painter at work (University Press, Amsterdam).
2014 Sixième volume du corpus Rembrandt (Springer).

Notes

(1) À propos de Memling (On art and connaisseurship, 1942).
(2) Acheté en 2003 par Steve Wynn chez Sotheby’s pour dix millions d’euros.
(3) Le musée refusa de suivre cet avis et il fit bien. À Londres, Wetering a incité le Louvre à reprendre les études sur deux autres de ses tableaux, qu’il pense être de Rembrandt, Vénus et Cupidon et Le philosophe en méditation.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°426 du 2 janvier 2015, avec le titre suivant : Ernst Van de Wetering, historien de l’art

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