Paris

D’un monde… l’autre

La Triennale explore réalités et nécessités à l’intérieur du hiatus entre distance et proximité.

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 9 mai 2012 - 667 mots

PARIS - « La porte : derrière la porte… Qu’est-ce qu’il y a derrière la porte ? », interroge le titre de l’installation imaginée par Georges Adéagbo pour la Triennale dont le – très – gros morceau se tient au Palais de Tokyo, à Paris, et qui prend place près d’une sortie de secours.

Coutumier des assemblages d’objets et documents hétéroclites, l’artiste béninois cherche à en tirer une charge culturelle et émotionnelle dans des confrontations tissant des liens imaginaires et ouvrant la voie à de possibles rapprochements tant politiques que spirituels ou sociaux.
Avec « Intense proximité », Okwui Enwezor, qui s’est adjoint la collaboration de quatre commissaires et a déployé son projet au-delà de son épicentre, dans des lieux tels Bétonsalon [nous y reviendrons], le Crédac (lire p. 12) ou les Laboratoires d’Aubervilliers, signe une exposition intellectuellement ambitieuse. En premier lieu parce qu’à la suite de la défunte « Force de l’art » censée promouvoir la scène artistique française, est ici pris le contre-pied des notions de territoires, de frontières établies ou de nationalité – la volonté étant d’engager les artistes « de l’Hexagone » sur le terrain post-identitaire et mondialisé qui constitue aujourd’hui leur réalité. Ensuite parce que la considération de l’altérité à la fois proche et lointaine qui est donnée à voir ne débouche pas sur un discours portant sur le bien-fondé du vivre-ensemble, la pertinence des échanges ou la nécessité de tisser des liens.
Prenant appui sur les disciplines ethnographiques françaises du début du XXe siècle – avec ici des photographies et/ou dessins de Claude Lévi-Strauss, Marcel Griaule ou Pierre Verger –, le propos déroule la manière de percevoir cet inconnu alors inatteignable devenu aujourd’hui plus proche à la faveur d’une globalisation qui n’est pas sans créer de frictions. Le mythe du « bon sauvage » baigné dans l’exotisme – une notion dont témoignent notamment les clichés de forêts tropicales de Thomas Struth, des tableaux de Chris Ofili ou un palmier lumineux d’Yto Barrada – a été désacralisé. Et l’exposition d’explorer le hiatus contemporain entre distance et proximité, entre moi et l’autre, non sans quelques séquences parfois confuses ou chaotiques dans cette démonstration fleuve occupant la presque totalité des espaces du Palais de Tokyo rénové.

Sur le décalage
La problématique essentielle du territoire, à la fois géographique, physique ou symbolique, est abordée de belle manière par les tableaux cousus de Nicholas Hlobo ou la magnifique installation de Karthik Pandian qui donne à voir la sédimentation d’une terre agrégée associée à des envolées filmiques étranges. Nombre d’artistes cependant se focalisent sur le décalage entre des formes traditionnelles et leur perception d’aujourd’hui. Ainsi d’Aurélien Porte qui, avec un simple morceau de bois de teck noué recouvert de peinture, bascule dans un autre univers, ou le film de Selma et Sofiane Ouissi dont les gestes ancestraux sortis de leur contexte sont devenus abstraits.
Surtout l’examen de tensions, outre qu’il pointe des préoccupations identitaires, permet de partager des imaginaires culturels. C’est le cas dans une belle salle où sont exposés, avec quelques sculptures hermétiques et fermées de Jason Dodge, les Carnets de Marseille (1941) de Wifredo Lam qui font discourir de manière assez volubile plusieurs traditions artistiques. Parfois ces échanges et confrontations ont lieu au sein d’une même œuvre, comme les tableaux de Michael Buthe mixant des expressions occidentales et africaines, ou la série d’images de Lorraine O’Grady, qui a trouvé des ressemblances physiques entre des portraits de sa sœur et les représentations de Néfertiti, synthétisant à merveille cette notion d’« intense proximité ».
Remarquable, le catalogue n’est pas un album d’images mais une passionnante et roborative anthologie de textes d’auteurs français et étrangers – dont certains traduits pour la première fois – approfondissent les problématiques soulevées par le projet. Il fera date.

LA TRIENNALE
- Commissariat : Okwui Enwezor et Mélanie Bouteloup (directrice de Bétonsalon), Abdellah Karroum (commissaire indépendant), Émilie Renard (critique d’art), Claire Staebler (critique d’art et commissaire indépendante)
- Nombre d’artistes : 113(pour le seul Palais de Tokyo)
- Nombre d’œuvres : env. 1 000

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : D’un monde… l’autre

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