Art contemporain

Dessin contemporain : des classiques pas si classiques…

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 21 février 2019 - 1377 mots

PARIS

Loin des recherches expérimentales, certains artistes contemporains utilisent, avec virtuosité, le dessin pour sa plus simple expression : la ligne du crayon. Tout en pervertissant la tradition.

Re voilà le mois de mars et, avec lui, son florilège de salons, foires et manifestations diverses consacrées à la présence féconde, sans cesse renouvelée, du dessin dans le champ de l’art contemporain. S’il n’a de cesse de repousser ses limites, nous laissant parfois croire que la seule modernité se situerait dans les explorations du médium hors de ses formes traditionnelles – là en devenant performance, ici en usant de nouvelles technologies, ailleurs en utilisant le corps ou des éléments naturels comme matériau –, le dessin, dans sa libération, s’explore aussi à travers une veine aux apparences plus « classiques ».

Distorsion et hybridation

Quand certains artistes ne cessent d’ouvrir le médium, d’autres restent en effet circonscrits à son plus simple appareil : un crayon, du papier. Binôme à travers lequel un certain pan du dessin contemporain repose avec audace la question de l’image et d’une représentation réaliste qui, si elle semble frayer avec une certaine virtuosité du trait, obsédée du détail et de la minutie, maîtrisant parfaitement les techniques illusionnistes et les savoir-faire hérités des traditions classiques ou hyperréalistes, n’en demeure pas moins contaminée par une distorsion critique et pervertie du réel.

Que l’on ne s’y trompe pas : toute grande œuvre, fut-elle au plus proche des apparences du réel, joue de métamorphose plus que de reproduction. Les grands maîtres de l’art classique déjà nous l’ont enseigné : si leur vision nous donne l’illusion du réel, elle n’en demeure pas moins irréelle, qu’elle soit idéalisée à l’aune des splendeurs renaissantes ou qu’elle soit déformée et monstrueuse, comme nous le rappellent les bizarreries des nudités réinventées par Ingres. Et les grands dessinateurs actuels sont ceux qui jouent d’une telle ambivalence, maîtrisant l’illusion autant qu’ils la déconstruisent par maintes erreurs et déformations disséminées dans la représentation. D’autant que cette liberté passe par le filtre d’une multitude d’héritages. Appréhender la représentation pour un dessinateur aujourd’hui, c’est se confronter à la tradition picturale dans sa diversité : réalismes classiques et hyperréalistes mais aussi lyrismes romantiques, étrangetés surréelles, matiérismes expressionnistes, formalismes plus abstraits. De même qu’il est question de dépasser largement l’apport du monde de l’art pour assimiler un vaste champ référentiel.

Aussi retrouve-t-on chez les plus virtuoses – qui savent parfaitement manipuler les effets de réel pour créer une présence forte – un usage singulier du fusain et de la mine de plomb, fait d’étonnantes hybridations et de toutes sortes de déformations formelles. De Davor Vrankic, Marko Velk ou Jérôme Zonder, qui se limitent à la nudité de leur médium, à Mohamed Lekleti, qui mixe les techniques, on retrouve ainsi une même richesse des télescopages : la grande tradition classique se mêle à une culture plus populaire (ici documents photographiques, là bande dessinée, film d’animation ou série télévisée) ; les motifs s’hybrident et en deviennent irréels (en confrontant l’apport d’une réalité intime ou observée aux mémoires collectives, aux mythes, à l’imaginaire) ; et toujours le dessin réaliste se charge de maintes aberrations anatomiques et bizarreries spatiales. Qu’elles soient réalisées d’après des sources directes ou imaginées, toujours les figures relèvent d’une esthétique complexe de montages et de télescopages. La représentation humaine ne s’appréhende que par bribes, tronquée, mutilée, faite de diverses greffes iconographiques. Ainsi est-elle forme humanoïde tantôt animale, tantôt machine ou objet, tantôt squelette. À la fois jeune et vieille. Masculine et féminine. Vivante et morte. Âges et genres imbriqués au sein d’une même vision. Et si certains aspects de ses apparences sont fortement réalistes, relevant d’un trait précis, d’une parfaite science du modelé, des textures, du drapé et de l’anatomie, la représentation n’en reste pas moins irréelle et insaisissable. Ici, elle est réduite à un tracé schématique, faite d’aplats et de réserves, d’une écriture proche de l’esquisse ou jouant la naïveté du dessin d’enfant. Là, ses proportions sont contrariées, des éléments du corps demeurant tantôt trop grands, tantôt trop petits, de même que sa logique anatomique ne cesse d’être brisée par une démultiplication ou une fragmentation des membres, corps sans têtes, mains sans corps, qui flottent dans l’espace.

L’espace lui-même demeure ambivalent. Parfois, comme chez Marko Velk ou Mohamed Lekleti, les motifs apparaissent frontalement ou surgissent comme des apparitions, flottant dans des espaces sans profondeur, sans décor de fond, ici blancs, là entièrement noirs. Parfois, l’artiste explore l’ambiguïté de systèmes spatiaux complexes, comme Davor Vrankic ou Jérôme Zonder : mise en abyme de l’espace dans l’espace où se mêlent le dedans et le dehors et où l’effet d’unité explose pour une saturation d’éléments figuratifs aux échelles variées ; plongée dans la matière par des zooms ou mise à distance par des effets de flous ; perspectives faussées et multiples ; effets de cadrage et de coupure de l’image ; repoussoir du très près et du lointain, du démesurément gros ou du minuscule ; déstabilisation des repères d’une image, parfois proche de l’hyperréalisme 3D, à l’intérieur de laquelle plonge physiquement le spectateur.

Chaos et incertitudes

Bien sûr, toutes ces déformations et ambivalences ne sont nullement gratuites. Pulvérisant l’ordre classique et ses constructions idéales, renversant son principe de calme et d’harmonie, contaminant son unité et sa logique perspectiviste monofocale, elles révèlent des visions d’un monde qui a depuis fondamentalement changé. État actuel d’un monde chaotique et mouvementé, dont la vérité n’est appréhendable que par fragments et multiples points de vue.

Chez Marko Velk, le chaos des images révèle des forces antagonistes où pulsion de vie et pulsion de mort se mêlent, comme l’hominisation et l’animalité, la nature et l’architecture. La persistance et l’effacement des images, venues de mémoires fantômes, font écho à une réalité qui se situe hors d’une chronologie linéaire. Expression d’un tempo intérieur ou d’un éternel retour des histoires tragiques : projetée comme dans un cauchemar ou un rêve, à la fois illogique et implacable, tel le déroulement noir sur blanc du film de nos inconscients. C’est aussi une trajectoire ambivalente des destinées que donne à sentir Mohamed Lekleti. Il n’est chez lui de réel qu’en apparence, car en fait la représentation chaotique et en mouvement y interroge, au-delà du visible, un état de non-sens, de déséquilibre, de lutte. Corps d’hommes et de femmes imbriqués, enroulés, en torsions, dans des positions inconfortables, contraints par des contenants exigus ou manipulés comme des pantins, chutant, luttant, s’hybridant à des animaux ou à d’improbables machines : jamais unitaire, objective ou juste, la représentation au contraire est mouvante, imparfaite, double, fragmentée, tout comme l’est notre perception du monde, toujours filtrée et déformée par notre vécu, notre imaginaire, notre culture, nos croyances.

Dans les grands patchworks narratifs élaborés par Jérôme Zonder, renversant toute perception unitaire, le dessin inclut l’excès, la démesure, l’autodérision. S’il s’appuie sur une base photographique réaliste, jouant d’effets hyperréalistes, aux traits minutieux et précis, jamais son dessin ne reste en surface mais cherche au contraire à restituer ce qui constitue le fond des choses. Comme dans la vie (où nous faisons plusieurs choses à la fois, où nous nous projetons dans divers lieux à la fois, assaillis par une multitude d’images et de sensations), son travail englobe, mêle, superpose, prolifère. Labyrinthe vertigineux qui donne corps à la violente folie de ce qui nous habite. Un por-trait du monde dont l’artiste dresse di-verses facettes en expérimentant plusieurs façons de représenter, comme en témoignent les empreintes de doigts, plongés dans la poudre de graphite, qui délaissent les effets hyperréalistes pour explorer une veine plus floue et informelle où se rétablit un contact frontal et charnel avec le corps violenté. Chez Davor Vrankic enfin, la logique de l’espace réinventée et l’entremêlement des perspectives, la saturation des corps ou leur surprésence rapprochée et déformée, la plongée dans la texture des choses, la métamorphose de formes humanoïdes en objets familiers ou en aliments, la tension créée entre réel et irréel, vivant et non-vivant, attrayant et repoussant : tout cela induit une perte des repères, défie notre perception de la vie quotidienne et de la normalité. Une réalité dont l’artiste donne à voir des aspects multiples qui peuvent faire écho à l’ambivalence du monde actuel : société du spectacle où, sous l’apparence du jeu, de la consommation et du libéralisme, se cachent folie collective et surveillance totalitaire, violence et perte de soi.

« Drawing now Art Fair »,
du 28 au 31 mars 2019. Le Carreau du Temple, 4, rue Eugène-Spuller, Paris-3e. Ouvert du jeudi au dimanche de 11 h à 20 h, dimanche jusqu’à 19 h. Tarifs : 16 et 9 €. www.drawingnowparis.com
« DDessin »,
du 29 au 31 mars 2019. Atelier Richelieu, 60 rue Richelieu, Paris – 2e. Ouvert du vendredi et samedi de 11h à 20h et dimanche de 11 à 19h. Tarifs : 13 et 9 €. www.ddessinparis.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°721 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : Dessin contemporain : des classiques pas si classiques…

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