Histoire secrète

Des années sauvages

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 19 décembre 2003 - 878 mots

Réunissant les travaux d’une quarantaine d’artistes de 1945 aux années 2000, le Musée d’art moderne de Saint-Étienne met au jour la nébuleuse situationniste.

 SAINT-ÉTIENNE - « Le 28 juillet, la conférence de Cosio d’Arroscia s’est achevée par la décision d’unifier complètement les groupes représentés (Internationale lettriste, Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste, Comité psychogéographique) et par la constitution – votée par 5 voix contre 1, et 2 abstentions – d’une Internationale situationniste sur la base définie par les publications préparatoires de la conférence. » Le 5 novembre 1957, le 29e et dernier numéro de Potlatch, la revue créée trois ans plus tôt par Guy Debord et ses compagnons, officialisait l’unification temporaire des fronts ouverts en creux dans l’histoire de l’art de l’après-guerre. Couvrant la période de 1945 à nos jours, cette Histoire secrète du XXe siècle, pour reprendre les termes du sous-titre de Lipstick Traces, le livre du critique rock Greil Marcus, est mise au jour par l’actuelle exposition du Musée d’art moderne de Saint-Étienne. Celle-ci présente dans une quinzaine de salles les pièces d’une quarantaine d’artistes dont Altmann, Zimmer, Lemaître, Sabatier, Isou, Pomerand, Prem et Sturm – jusqu’à leurs « héritiers » contemporains (Hirschhorn, Moulène, le collectif Stalker...). Sous le titre programmatique d’« Après la fin de l’art », la manifestation tombe à point pour signifier l’importance d’aventures collectives, nées originellement dans la dissidence du surréalisme, et qui ont, ces dernières années, obtenu droit de cité. En 1988 encore, dans le catalogue des « Années 1950 », l’exposition somme du Centre Pompidou sur la décennie, Cobra n’est qu’un épisode romantique nordique noyé dans l’école de Paris et la question de la politique se résumerait presque aux contributions de Picasso dans l’Humanité. L’Internationale situationniste, sans parler du lettrisme, n’existe pas. Reste que, quinze ans plus tard, les films de Debord sont ressortis en salles, le cinéma lettriste renaît chez de jeunes artistes, l’« urbanisme unitaire » de Constant et Debord est rentré dans les topiques de l’architecture (une salle entière était consacrée à la New Babylon de Constant lors de la dernière Documenta de Cassel) et la théorie de la dérive est sur toutes les lèvres. L’après-guerre n’a pas été que le début des trente glorieuses et de l’application de programmes modernes de reconstruction. Elle est aussi une période de crise profonde pour l’Europe dans laquelle s’inscrit une opposition aux « calculs de l’abstraction froide, aux spéculations misérabilistes ou “optimistiques” du réalisme socialiste », ainsi que le réclamait Cobra lors de sa fondation en 1948. À Saint-Étienne, la contribution du principal animateur de ce mouvement, Asger Jorn, est recentrée autour de sa participation au Mouvement international pour un Bauhaus Imaginiste, pensé contre les valeurs rationalistes de l’École d’Ulm conduite par Max Bill. Au milieu des années 1950, la nébuleuse se pose à Alba, et le bourg du nord de l’Italie se transforme en un laboratoire où se croisent Pinot-Gallizio – ici représenté par une Peinture industrielle de 1968 – et l’Anglais Ralph Rumney. Également, le Néerlandais Constant y développe son architecture nomade en observant les Gitans de la région (la roue de Projet pour un campement de Gitans, 1957). À partir de ce foyer, le cercle s’élargit. Une salle consacrée aux monochromes produits dans les années 1950 montre que l’évacuation du sujet et la remise en cause du spectacle occidental trouvent ses développements dans le travail de Fontana, de Manzoni, et bien sûr d’Yves Klein. Yves le Monochrome, marqué par le film sans images des Hurlements en faveur de Sade (1952) de Debord, mais aussi Klein le théoricien du Dépassement de la problématique de l’art (1959), en parfait écho avec les thèses situationnistes : « expérimenter l’au-delà de l’actuelle atomisation des arts traditionnels usés, non pour revenir à un quelconque ensemble cohérent du passé (la cathédrale), mais pour ouvrir la voie d’un futur ensemble cohérent, correspondant à un nouvel état du monde dont l’affirmation la plus conséquente sera l’urbanisme et la vie quotidienne d’une société en formation » (« Encore un effort si vous voulez être Situationnistes », Potlatch, novembre 1957).

Fragmentation lettriste
Dans ses ambitions d’une déliquescence assumée, le Situationnisme porte la ville comme un de ses terreaux d’expérimentation. Les prélèvements des réclames et autres tracts par les affichistes à la fin des années 1950 (Villeglé, Dufrêne) sont placés au Musée d’art moderne de Saint-Étienne face aux gestes similaires de Gil J. Wolman. Dans l’espace qui leur est dédié, les premiers travaux de Raymond Hains, photographies abstraites (1947) ou dessins pour le film Pénélope (1950-1954), s’inscrivent eux dans la droite ligne de l’éclatement et de la fragmentation lettriste. Les « Nouvelles approches perceptives du réel » réclamées en 1961 dans le manifeste du Nouveau Réalisme sont nées à la sortie de la guerre et, pour certains – même inconsciemment –, les attitudes ont déjà valeur d’œuvres. En faisant tourner le moteur des avant-gardes et des groupuscules activistes à plein régime (dissidence, revues, exclusions, attaques…), les lettristes et Situationnistes ont appelé à dépasser l’art. Cinquante ans plus tard, les retrouver au musée ne signifie donc qu’un demi-échec : les coups de boutoir ont juste repoussé les frontières de l’art.

APRÈS LA FIN DE L’ART 1945-2003

Jusqu’au 22 février, Musée d’art moderne de Saint-Étienne Métropole, La Terrasse, 42000 Saint-Étienne, tél. 04 77 79 52 52, tlj sauf mardi 10h-18h. Catalogue à paraître.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°183 du 19 décembre 2003, avec le titre suivant : Des années sauvages

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