Cinéma

DAU tuera cela

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 21 février 2019 - 606 mots

PARIS

Paris -  Par son caractère hors norme comme par ses ratés, DAU [prononcer « dao »] aura créé une rare confusion dans les esprits.

Il faut dire que son orchestrateur, le réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky, promettait au public une révolution : conçue au départ comme un biopic du scientifique russe Lev Landau, son œuvre déjouait toutes les estampilles. Ce n’était plus vraiment un film, puisque le projet final en présentait treize. Ce n’était pas non plus tout à fait une exposition au sens muséologique du terme, ni du théâtre immersif. De l’aveu du teasing annonçant le lancement parisien, c’était une « expérience ». Au double sens du terme, d’ailleurs : promesse d’un événement « vécu » plutôt que contemplé, DAU s’annonçait aussi comme un protocole d’observation scientifique. Acteur et cobaye, le public y était convié à relayer en quelque sorte l’expérience de psychologie sociale menée de 2009 à 2011 à Kharkov, pendant le tournage du film. À Paris, l’événement a ainsi pris la forme, jusqu’à sa fermeture le 17 février 2019, d’une immersion. Mais dans quoi ? Dans le totalitarisme russe, comme le suggéraient les films présentés et la reconstitution d’une cantine et d’appartements soviétiques ? Et si DAU était plutôt une réplique IRL, vivante et organique, de l’univers du numérique ? Et si c’était notre degré de soumission à son empire qu’il cherchait à évaluer, ou à démontrer ?Tout dans DAU offre de quoi accréditer cette hypothèse. À commencer par son appareillage technologique. Accéder au projet supposait en effet de faire une demande de visa en ligne – et pour ça, renseigner son email, son nom, son genre et sa date de naissance, télécharger une photo, puis remplir un questionnaire dont l’indiscrétion était censée « personnaliser » au mieux l’expérience, grâce à une évaluation par un algorithme du profil psychologique et moral du visiteur. Une fois sur place, il fallait laisser au vestiaire son téléphone et s’en remettre aux interfaces – hélas, ou heureusement, défaillantes – à disposition pour déambuler dans des espaces organisés sans fléchage ni parcours, mais par « nuages » de mots clés. S’entretenir avec les psychologues, religieux ou assistants sociaux présents au théâtre de la Ville impliquait aussi de consentir à être filmé en gros plan par un smartphone et à signer une décharge. En cas d’accord de la part du visiteur, les images de l’entretien pouvaient être partagées de deux manières : diffusées sur un grand écran sur la façade du théâtre du Châtelet, et ajoutées aux 700 heures de rush disponibles en VOD, façon YouTube, au sous-sol. On soupçonna que l’enjeu était d’organiser une vaste collecte de données. Non sans raison : Phenomen Trust, la fondation qui finance en partie le projet, a été créée par le magnat russe de la 4G Serguei Adoniev, et compte parmi ses membres une poignée d’entrepreneurs très impliqués dans les nouvelles technologies. Ses liens avec Cambridge Analytica ont d’ailleurs été révélés dans une enquête du Monde. Si DAU s’est avéré moins intrusif au final que nos requêtes Google quotidiennes – la firme de Mountain View a d’ailleurs indirectement rendu hommage au projet peu avant son lancement –, il n’en répliquait pas moins jusqu’à la caricature les usages et modes de diffusion propres à l’économie numérique. Bien que DAU ait été en partie financé par divers guichets européens dédiés au cinéma, dont Arte France et Eurimages, il tourne ainsi le dos au cinéma, et lui substitue l’immersion et la personnalisation de masse. D’où son caractère déconcertant : en plongeant le visiteur dans un bain digital pourtant familier, DAU a bousculé le monde déjà vieux des conventions curatoriales et cinématographiques. Et distillé derrière la pseudo-reconstitution du passé un avertissement conjugué au futur : « Ceci tuera cela. »

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°721 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : DAU tuera cela

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