Galerie

Corps intangibles des écrans

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 8 avril 2021 - 558 mots

Jeux Vidéo -  Pour entrer dans l’installation que Mélanie Courtinat présente jusqu’au 7 mai à la Galerie Charlot (Paris), dans le cadre de l’exposition collective « Origin’Elle », il faut franchir un rideau de fils roses.

Celui-ci délimite un espace étroit, mais ne le ferme pas. Il ne marque aucune frontière rigide, permet d’entrer et de sortir, de voir au-dehors, de contempler le dedans de l’extérieur. À son propos, l’artiste de 27 ans évoque d’ailleurs la notion japonaise de kekkai : une zone d’isolement, mais légère et translucide, comme protégée par une cloison de papier. Dans l’espace ainsi délimité, un écran projette une image saisie en temps réel par une caméra volumétrique. Le spectateur s’y voit synthétisé en un nuage de particules mouvantes. Au sol, un signe projeté par un vidéoprojecteur complète le dispositif. Les adeptes de jeux vidéo y reconnaîtront un « point de sauvegarde », de ceux sur lequel le joueur vient se positionner lorsqu’il veut sauver sa partie en cours. C’est ce signe qui donne à l’installation son titre : Safe. D’ailleurs, l’œuvre se veut un hommage au jeu vidéo. L’artiste y a beaucoup joué à l’adolescence : à l’époque, dit-elle, elle était un peu nerd, c’est-à-dire passionnée d’informatique. En plein confinement, elle en a même créé un, Ten Lands, en guise d’accompagnement visuel à l’album musical d’un ami, Yatoni. « Safe est l’interprétation du sentiment de sécurité que j’ai pu éprouver en jouant à des RPG [acronyme de Role Playing Game, « jeu de rôle », NDLR] sur la console de mon salon, explique Mélanie Courtinat. Il fallait sauver la partie sur un point de sauvegarde. On se positionnait dessus comme on joue à chat perché. » Elle poursuit son récit sur une note plus sombre : « Ils étaient en général placés à des moments-clés du jeu et annonçaient un obstacle, une difficulté, dit-elle. Si bien que rien ne me fait me sentir plus en danger, paradoxalement, que leur présence. »Sûre, et par là-même inquiétante, Safe est tout entière traversée, travaillée par cette ambivalence. L’installation se veut playful, fluide et interactive. Elle a même quelque chose de séducteur : elle invite à jouer avec, à s’enrouler dans ce rideau rose au kitsch assumé, à guetter le brouillage sur l’écran de chaque mouvement du corps. Et pourtant, son attachement à séduire et à rassurer instille l’idée d’une menace. Au profane, son titre évoque d’ailleurs bien autre chose que les jeux vidéo : il fait écho à la création de safe spaces, d’« espaces refuges », dans un contexte où il est beaucoup question de harcèlement de rue, de viol et d’abus de pouvoir et de domination. L’artiste assume cette référence : elle-même a fréquenté des safe spaces, tels qu’il en existe dans les milieux féministes, LGBT+ ou décoloniaux. L’expérience lui inspire les mêmes mots, les mêmes impressions que celles des jeux vidéo de son adolescence : ce sont des refuges où ménager la vulnérabilité des corps, mais ils ne peuvent être que provisoires et n’annulent pas le danger au dehors. Comment se protéger dès lors ? Safe suggère une réponse : il s’agit de rendre les corps impalpables et de les diffracter en un nuage de points. « L’intangibilité, c’est la sûreté », explique Mélanie Courtinat. Avec elle, les imaginaires contemporains des écrans se retournent : ils ne sont plus le lieu de l’invective ou de la violence, mais le refuge où se mettre à couvert du monde extérieur.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°743 du 1 avril 2021, avec le titre suivant : Corps intangibles des écrans

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