PARIS
La foire Art Basel Paris 2024 est révélatrice d’une vitalité en berne de la scène artistique française, qui peine à jouer un rôle de premier plan à l’international. Les mutations de l’écosystème des marchands, des collectionneurs et des institutions laissent néanmoins apparaître des évolutions encourageantes.
Du 16 au 20 octobre (les deux premiers jours étant réservés au VIP), s’ouvre dans la nef du Grand Palais, entièrement rénové, la foire Art Basel Paris, l’une des plus importantes, réunissant près de deux cents galeries issues d’une quarantaine de pays. Cette déclinaison d’Art Basel dans la capitale française a remplacé la Fiac en 2021. La foire (implantée aussi à Bâle, Miami et Hongkong) prétend en avant son soutien à l’écosystème artistique français en sélectionnant une soixantaine de galeries disposant d’espaces dans l’Hexagone, soit un tiers de ses exposants. Ce chiffre recouvre cependant des réalités très diverses, depuis les galeries de taille moyenne exclusivement installées à Paris, jusqu’aux succursales de multinationales. Parmi ces dernières, Hauser & Wirth assure que sa programmation « met en lumière de nombreux artistes de la galerie qui ont des liens profonds avec Paris. De ceux qui y sont nés comme Louise Bourgeois et Hélène Delprat aux artistes venus de loin comme Barbara Chase-Riboud et Takesada Matsutani, en passant par ceux qui ont cherché un lieu d’expérimentation comme Alexander Calder, George Condo, Ed Clark et Cathy Josefowitz. » Une acception très large de la « scène française » qui en souligne, certes, toute la richesse. Mais, ainsi que le constate sobrement un galeriste parisien : « La réalité, c’est qu’il est de plus en plus difficile de montrer un artiste français sur une foire en dehors de la France. »
À l’exception d’une poignée d’entre eux présents dans les grandes biennales internationales – tels que Kader Attia ou Pierre Huyghe –, les artistes français sont en effet quasi inconnus à l’étranger. Cette absence de notoriété se traduit par des prix inférieurs à ceux de leurs homologues étrangers, en particulier américains et allemands, ce qui incite d’autant moins les galeristes à présenter leurs œuvres dans les foires. Ainsi de la sculpture-meuble de Julien Berthier (né en 1975), un artiste présent dans les collections du Centre Pompidou, qui trônait fin août sur le stand de la galerie Georges Philippe et Nathalie Vallois (Paris) au salon Art-o-rama, à Marseille. Vu son prix, inférieur à 50 000 euros, il y a fort peu de chance que la galerie la montre, par exemple à Art Basel, à Bâle, la foire où affluent les collectionneurs du monde entier. « En 2014, les 100 artistes contemporains les plus rentables vendus aux enchères assurent à eux seuls les deux tiers du résultat mondial des ventes, pointe la sociologue de l’art Nathalie Moureau. Ce mouvement ne touche pas la scène française : en 2012, le total des ventes des 10 artistes français les plus performants aux enchères équivaut à peine au dixième du chiffre d’affaires réalisé par les dix meilleurs artistes allemands » (1). Ce constat reste valable. Il a ainsi fallu une certaine audace à la galerie Balice Hertling (Paris) pour présenter à « Art Unlimited » – le secteur d’art Basel, à Bâle, réservé aux œuvres hors normes – les vibrations chromatiques de Julie Beaufils (née en 1987) : un patient travail en amont avait permis l’acquisition de cet ensemble (Inner Sources) par une collection de Hongkong. De la même façon, lorsque Christophe Gaillard (Paris, Bruxelles), il y a deux ans, prépare le transfert de l’une de ses artistes phares, Hélène Delprat (née en 1957), vers la galerie Hauser & Wirth, il le fait en connaissance de cause. Le galeriste sait que l’œuvre de la peintre va ainsi bénéficier d’une plus grande visibilité et d’une crédibilité accrue, une fois intégrée à cette méga-galerie suisse. Adossée à ce partenaire puissant qui dispose d’une douzaine de filiales (à Zurich, Gstaad, Saint-Moritz, Londres, Somerset, Los Angeles, New York, Hongkong, Monaco, Minorque…), Hélène Delprat peut mener à bien des projets ambitieux, notamment avec des musées étrangers, tandis que, mécaniquement, les prix de ses tableaux, dont sa galerie d’origine conserve un stock important, montent en flèche.
Avant de connaître le succès, les galeries parisiennes les plus prospectives, comme celle d’Yvon Lambert ou de Daniel Templon, ont traversé des années de vaches maigres. Dans les années 1960-1970, leurs expositions les plus radicales se soldaient par des échecs commerciaux. Christian Boltanski (1944-2021) ne vendait rien lorsqu’il exposait chez Ileana Sonnabend. Et c’est grâce aux collectionneurs belges que la galerie Durand-Dessert, active de 1975 à 2004, a survécu. Les collectionneurs français ne se bousculaient pas devant les portes.
Tous ces galeristes ne se sentaient pas non plus missionnés pour défendre la scène française : leur curiosité s’exerçait à 360°. C’est ce dont témoigne, par exemple, la donation de la part Liliane et Michel Durand-Dessert de plus de 180 œuvres qui, en 2021, est venue abonder le fonds du Musée d’art moderne et contemporain à Saint-Étienne [MAMC+, lire p. 54]. L’engagement du couple de galeristes et collectionneurs en faveur de la création contemporaine témoignait de leur vision européenne. « Ils ont apporté un soutien fort et précoce aux scènes allemande (Joseph Beuys, Gerhard Richter, Ulrich Rückriem…), anglaise (John Hilliard, Barry Flanagan, David Tremlett…) et italienne (Alighiero Boetti, Jannis Kounellis, Mario Merz…), sans négliger pour autant le contexte français (Bertrand Lavier, Djamel Tatah, Gérard Garouste…) », détaille un responsable du musée stéphanois. De la même façon, la Pinault Collection montre régulièrement quelques artistes de la scène française – notamment Bertrand Lavier, Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Martial Raysse… – sans s’interdire pour autant de consacrer des expositions personnelles à des artistes étrangers comme Damien Hirst, Marlene Dumas, Albert Oehlen, Rudolf Stingel ou actuellement Julie Mehretu (au Palazzo Grassi jusqu’au 6 janvier 2025). Le collectionneur et mécène Laurent Dumas a adopté pour sa part une posture plus militante. Le Fonds de dotation Emerige, qu’il a créé, encourage les jeunes artistes de la scène française via la Bourse Révélations Emerige. Et cet automne, c’est sous le titre « Parade, une scène française », que le Mo.Co à Montpellier, expose une sélection d’œuvres d’une quarantaine d’artistes de sa collection, de Jean-Michel Alberola à Rayan Yasmineh en passant par Benoît Maire, Nina Childress, Edgar Sarin, Djamel Tatah, Agnès Thurnauer… Cette défense revendiquée de la scène française est un phénomène récent. Mais il n’est pas isolé : une initiative comme « Le jour des peintres », orchestrée le 19 septembre dernier par Thomas Lévy-Lasne avec le Musée d’Orsay, va également dans ce sens, même si elle décline un parti pris plus corporatiste. Quant à un événement d’envergure comme la Biennale de Lyon, sa 17e édition fait appel cette année à près de 80 artistes d’horizons multiples, mais dont beaucoup vivent en France. Toute la difficulté pour ce type de manifestation étant de s’inscrire dans un contexte international, sans occulter la scène française.
La France, à travers sa politique culturelle, a une longue tradition de soutien aux arts. Très regardés à l’étranger, des musées comme le Centre Pompidou et le Musée d’art moderne de Paris sont censés rendre compte de la scène française dans ses dimensions historiques et contemporaines. Or « la critique la plus courante faite aux responsables de musées comme le Centre Pompidou est que la programmation laisserait trop peu de place aux artistes en milieu de carrière de la scène française », note la galeriste Nathalie Obadia (Paris, Bruxelles), qui enseigne à Sciences Po (2). Selon son analyse, la programmation des institutions est de plus en plus dépendante des enjeux économiques (sous l’effet combiné de la baisse des subventions et de l’augmentation du coût des expositions), ce qui pousse les musées à faire des choix moins risqués. Sans compter que la concurrence est rude. L’ambitieuse exposition consacrée par le Centre Pompidou à David Hockney (2017) a attiré 620 000 visiteurs. Un record tout relatif comparé au 1,25 million d’entrées enregistrées par la Fondation Louis Vuitton pour la Collection Morozov en 2021. En région, les Fonds régionaux d’art contemporain jouent un rôle de soutien significatif à la scène française grâce à leurs achats : « Au cours de la décennie 2010-2020, pour un petit noyau de galeries (Air de Paris, Art : concept, gb agency – qui a fermé début 2024 –, Jocelyn Wolff, Laurent Godin, Marcelle Alix, Michel Rein), le nombre d’œuvres acquises a dépassé la vingtaine, voire la trentaine », note Nathalie Moureau. Quant au Centre national des arts plastiques, opérateur du ministère de la Culture, son volant d’actions, entre acquisitions, commandes et accompagnement de projets, constitue un soutien appréciable pour les galeries et les artistes français : en 2018, son budget qui était d’environ 10 millions d’euros est passé à près de 15 millions d’euros en 2019, puis à 19 millions d’euros en 2021. Parmi les nombreux dispositifs d’aides, on peut aussi mentionner le travail de fond mené depuis vingt-cinq ans par la Fondation Pernod Ricard, à travers son prix, qui récompense des artistes de la scène française. Ou celui de l’Association pour la diffusion internationale de l’art français (Adiaf), avec le prix Marcel-Duchamp, doté de 90 000 euros, dont un chèque de 35 000 euros pour le lauréat. Ou encore, plus discret, le dispositif d’aides à projets mis en place en 2011 par la Fondation des artistes, auquel elle consacre chaque année près de 500 000 euros.
Si le rayonnement de la scène française est une équation complexe, il faut l’envisager dans un environnement qui l’est également de plus en plus. « Il y a quelques années, le monde de l’art avait pour pôles principaux New York et quelques capitales européennes. Les trois rendez-vous internationaux étaient Bâle, Venise et Cassel, et tout se jouait là », observe Mathieu Mercier, lauréat 2003 du prix Marcel-Duchamp. Mais cette domination occidentale a cédé la place à un paysage beaucoup plus globalisé et diversifié. Les scènes artistiques de régions autrefois périphériques, comme l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine, et le Moyen-Orient, ont gagné en visibilité et en influence. Des villes comme Pékin, Shanghaï, Lagos, São Paulo ou Dubaï sont devenues des centres dynamiques pour l’art contemporain. Les foires d’art internationales – comme Art Basel Hongkong – ou des biennales comme celle de Sharjah ou de Dakar ont également contribué à mettre en lumière ces nouvelles scènes.
Cette globalisation du marché s’est doublée d’une relecture de l’histoire de l’art, afin d’y inclure des perspectives jusqu’ici négligées. Des artistes non occidentaux, ainsi que des mouvements artistiques de pays autrefois périphériques, sont de plus en plus souvent intégrés dans les collections muséales et les récits développés par les biennales. C’est le cas de la dernière Biennale de Venise « Foreigners everywhere », qui met en avant les œuvres d’artistes indigènes, au risque d’un nivellement confondant. Alors que les institutions cherchent à combler leurs lacunes en réévaluant le travail d’artistes femmes, ou issus de minorités, ou originaires des anciennes colonies, ce processus produit de nouvelles amnésies. L’art conceptuel français des années 2000 est ainsi quasiment passé à la trappe. Boris Achour, lauréat 2002 du prix de la Fondation Pernod Ricard, Saâdane Afif, lauréat en 2009 du prix Marcel-Duchamp, le binôme Christophe Berdaguer et Marie Péjus, Stéphane Calais, Delphine Coindet, François Curlet, Philippe Decrauzat, finaliste en 2022 du prix Marcel-Duchamp, Jean-Pascal Flavien, Vincent Lamouroux, lauréat 2006 du prix de la Fondation Pernod Ricard, Yann Sérandour ne figurent presque jamais à l’affiche des expositions hexagonales (qui explorent des thèmes comme le post-colonialisme, l’identité, le genre) et certains n’ont plus de galeries en France. Les commissaires, les responsables d’institutions et les mécènes sont en effet plus attentifs aux questions de diversité et au parcours socioculturel des artistes qu’ils distinguent, à l’image du prix Reiffers Art Initiatives. Cette évolution vers une scène plus inclusive et diversifiée a permis de redécouvrir et de valoriser d’autres artistes français, tout en produisant au passage de nouvelles modes, en écho à un marché plus globalisé.
(1) Collectif, Nathalie Moureau, Histoire des galeries d’art en France, du XIXe au XXIe siècle, Flammarion, 2024.
(2) Nathalie Obadia, Géopolitique de l’art contemporain : une remise en cause de l’hégémonie américaine ?, Éditions Le Cavalier Bleu, 2023.
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Art contemporain, une scène française entre deux eaux
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°779 du 1 octobre 2024, avec le titre suivant : Art contemporain, une scène française entre deux eaux