Art contemporain

CRÉATION

Art contemporain, la tentation du décoratif

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 2 février 2022 - 1804 mots

PARIS

L’art contemporain qui relèverait pour une grande partie du conceptuel semble se laisser gagner par la notion de beau, plus généralement acquise à la cause décorative. Mélange des genres ou transversalité, la frontière entre création contemporaine et artisanat est plus poreuse que jamais.

Paris. Faut-il y voir une coïncidence ou un signe des temps ? L’automne dernier, l’exposition « Les Lalanne à Trianon », dans les jardins du château de Versailles, en partenariat avec la galerie Mitterrand, rassemblant des sculptures animalières du couple d’artistes Claude et François-Xavier Lalanne – Choupatte (géant) et autres Wapiti–, a rencontré un succès tel qu’elle a été prolongée d’un mois. Au même moment, la vente chez Sotheby’s des quatre-vingts lots issus de la collection personnelle de leur fille, Dorothée Lalanne, a dépassé toutes les estimations, actant le retour en grâce d’une œuvre un temps boudée par la critique, car jugée trop décorative. Et voilà que, pour la deuxième exposition de son adresse de l’avenue Matignon, dévolue au second marché, la galerie Perrotin installe Les Oies en bronze et autres Bélier de François-Xavier Lalanne face à des œuvres de René Magritte et Salvador Dalí, afin de souligner la dimension surréaliste de ces « sculptures-objets » fantaisistes redevenues aujourd’hui très désirables.

Dans le domaine du goût, des renversements constants s’opèrent, soulignait Pierre Bourdieu dans son essai La Distinction. Au point d’influer sur la création ? Le mélange des genres ne fait plus peur et les savoir-faire ont à nouveau la cote. « Nos gestes nous créent et nous révèlent », postule la Fondation d’entreprise Hermès, qui réunit aux Magasins généraux à Pantin, les travaux d’une trentaine d’artistes émergents ayant pris part à son programme de résidences au sein des manufactures de la maison Hermès, où ils sont invités à penser des pièces originales dans des matériaux nobles – soie, argent, cristal ou cuir. Intitulée « Formes du transfert », cette rétrospective compte quelques-uns des plasticiens emblématiques de leur génération, de Marcos Avila Forero à Anne-Charlotte Yver. Parmi eux, beaucoup témoignent de l’apport important de cette expérience collaborative avec des artisans de premier plan, tel Oliver Beer, dont le travail porte sur la musique des formes, et qui a imaginé lors de sa résidence à la cristallerie Saint-Louis une série de presse-papiers transparents dans lesquels sont scellés des moulages en or d’osselets de l’oreille moyenne…

Alors que ces résidences fêtent leurs dix ans, le croisement entre l’art et l’artisanat va en s’amplifiant et se traduit par un engouement pour le bel ouvrage, de la part des artistes comme des collectionneurs. L’intérêt pour la matière est bien le dénominateur commun des créateurs représentés par la jeune galerie Sinople, installée depuis l’automne dernier dans l’hôtel de Retz. Peu importe que ces créateurs se définissent comme artistes, designers ou artisans, estiment les deux fondateurs, qui se méfient du label un peu ringard de « métiers d’art », mais qui sont convaincus de l’inventivité induite par le décloisonnement des disciplines. Une conviction forgée tout au long de leur cursus : diplômé de l’École du Louvre, titulaire de masters en histoire de l’art et en marketing et management du luxe, Julien Strypsteen a été l’une des chevilles ouvrières du prix Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la main de la Fondation Bettencourt Schueller ; consultant et commissaire d’expositions, Éric-Sébastien Faure-Lagorce a pour sa part créé un réseau des savoir-faire d’excellence en Nouvelle-Aquitaine.

Pavement en grès chamotté de l’Atelier Parter, pièce en verre soufflé de Victor Fleury Ponsin, bols d’air en soie laquée de Martine Rey… entre l’utilitaire et le symbolique, la plupart des créations qu’ils promeuvent sont hybrides. Ou discrètement conceptuelles, telles la série des « Nocturnes » d’Olivier Sévère – un artiste passé par les résidences de la Fondation Hermès – réalisée à partir de plateaux en marbre de chevets anciens. Les prix sont raisonnables – autour de 3 000 euros –, les objets ne sont pas intimidants : aucun prérequis culturel n’est nécessaire pour les apprécier.

Le mélange des genres à la mode

La clientèle ? Elle est constituée de primo collectionneurs et d’amateurs d’art. « 1er étage », la nouvelle exposition de Sinople, adopte d’ailleurs leur point de vue, avec un agencement, du vestibule au cabinet de curiosités, évoquant celui d’un intérieur domestique. Un principe de mise en scène développé depuis plusieurs éditions de façon virtuose par Nadia Candet et son événement « Private Choice », proposition transdisciplinaire qui adopte chaque année en off de la Fiac la configuration d’une habitation haussmannienne. Cette transversalité est plus que jamais à la mode : la galerie Valentin veut ainsi faire écho à la « proposition d’une synthèse des arts initiée par Charlotte Perriand » en intégrant dans sa programmation « les arts décoratifs à travers une sélection de pièces de mobilier et de céramique ». Quant à la toute nouvelle Sainte Anne Gallery, elle entend défendre avec un penchant pour l’épure « des formes d’art traditionnellement associées aux femmes, comme la céramique ou l’art du textile ».

L’art ne craint plus de s’afficher rétinien ni de flirter avec l’ornemental. Luxueusement scénographiée, la nouvelle exposition de Kendell Geers à la Carpenters Workshop Gallery se présente dans un écrin tapissé de couleurs vives déclinant une typographie du mouvement hollandais De Stijl. Sur ce papier peint spectaculaire, la distorsion du mot « beLIEve » joue avec la notion de croyance, tandis qu’une immense sculpture en bronze repose sur son support-miroir (rappelant les socles réfléchissant des nœuds en perles de verre de Jean-Michel Othoniel récemment plébiscités par le public au Petit Palais). La Carpenters Workshop Gallery a bâti sa réussite sur celle d’un mobilier d’exception qui s’inscrit dans une démarche de collection, tout en refusant d’être enfermée dans la case du design, même si c’est dans ce secteur qu’elle figure chaque année à Art Basel. « Mais avec des artistes que l’on peut trouver dans des galeries d’art contemporain, comme le duo Drift, également représenté par la Pace Gallery (New York) », souligne Julien Lombrail, l’un des deux fondateurs, qui constate par ailleurs une appétence accrue pour une offre plus décorative. « Peut-être cela s’explique-t-il en partie par le fait que le niveau de culture n’a pas augmenté aussi rapidement que le niveau de richesse », avance le galeriste. Le joli est moins intimidant que le conceptuel. « Sans compter que le succès fait école », observe Julien Lombrail. Au point de « contaminer » le champ de l’art contemporain ?

L’esprit du Bauhaus

Alors que l’on ne cesse de redécouvrir l’héritage du Bauhaus, ce dernier inspire des démarches comme celle du peintre Benoît Maire, qui mène depuis plusieurs années une recherche autour du mobilier, d’une part avec We Do Not Work Alone, maison d’édition d’objets d’art usuels, mais aussi avec le collectif de design et d’architecture Ker-Xavier. A contrario, le travail de Nathalie du Pasquier, une des fondatrices du groupe Memphis, venue à la peinture par le motif, bénéficie d’un regain d’intérêt. Cet esprit du Bauhaus avait été souligné dès 2016 par l’exposition que le Musée des arts décoratifs consacra à ce phénomène, et dont le commissariat était assuré par l’artiste Mathieu Mercier. Le lancement l’été dernier de la revue Décor, le média de l’École des arts décoratifs, prolonge aujourd’hui ce constat en s’intéressant autant au décor dans le spectacle vivant ou le jeu vidéo qu’aux « propositions artistiques qui incorporent cette dimension », comme Karina Bisch et sa « peinture-à-porter ».

Au-delà même du jeu sur la fonction, c’est aussi un goût pour le beau, longtemps suspect, qui s’affirme dans le champ de l’art contemporain. Ainsi des œuvres polychromes, masques, costumes et étendards de Raphaël Barontini – initié, lors d’une résidence artistique LVMH Métiers d’art, au travail de tannerie des peaux de crocodiles – qui étend la notion de créolisation à une esthétique chatoyante. Les exemples sont innombrables, des collages de velours et de perles de Lee Bul, aux encres aux teintes d’aurore de Claire Chesnier en passant par les tableaux parsemés de poudre d’or d’Hélène Delprat, qui vient d’ailleurs d’être invitée, avec Annette Messager et Ulla von Brandenburg à orner six vases de la Manufacture de Sèvres. C’est dire si le « dessein décoratif » encore dénoncé par certains critiques, loin d’être stigmatisant, a désormais libre cours.

Le goût de l’excès  

Création contemporaine. À Arles, l’hôtel l’Arlatan, dont la décoration des salons, des patios et des chambres, a été confiée par la mécène Maja Hoffmann à l’artiste Jorge Pardo, est depuis 2018 le QG de luxe des esthètes en villégiature dans la région. Œuvre d’art totale, il offre une explosion de couleurs en même temps que la prouesse d’une exécution minutieuse, du détail de chaque poignée de porte aux 6 000 mètres carrés de sa mosaïque, concourant à un effet kaléidoscopique inouï. Un lieu de superlatifs. Cette recherche de réalisations « extra-ordinaires » semble ces temps-ci largement supplanter le goût de l’ascèse minimaliste. L’exposition, à l’Espace Muraille, à Genève, « Important Nothings by Lignereux », en offre un autre exemple. Qui connaît l’histoire du marchand mercier Martin-Eloy Lignereux établi à Paris et à Londres à la fin du XVIIIe siècle ? Ses créations, mobilier hors norme et objets d’art extravagants, étaient autrefois prisées de Marie-Antoinette comme du tsar Paul Ier de Russie. Certaines figurent dans les collections du Louvre, du Metropolitan Museum of Art de New York, ainsi que dans les collections royales anglaises. Peu de marques de luxe peuvent se targuer d’un patrimoine aussi prestigieux. En découvrant l’existence de cette belle endormie, Gonzague Mézin a pris le pari de la faire revivre à travers des éditions mobilisant des artisanats de pointe. Passionné du XVIIIe siècle, il dessine et orchestre la réalisation de ces objets cosignés, sous le nom de « Lignereux », avec les artisans associés à leur fabrication, qui peuvent être plus de vingt à intervenir sur une seule pièce. Et pour sa première présentation à Tefaf, en 2016, cet ancien spécialiste en assurance resté dix ans en poste chez Hiscox a fait très fort. Les habitués du Salon de Maastricht ont en effet eu la primeur de Breathing Earth 1, une sculpture en grès cérame et bronze doré au feu, globe terreux serti dans les ondulations de trois reptiles rutilants – l’œuvre figura parmi les finalistes du prix Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la main. L’année suivante, à l’invitation d’Olivier Gabet et d’Anne Forray-Carlier, le collectif « Lignereux » exposa dans les period rooms du Musée des arts décoratifs. « Vous n’avez pas le droit de dire que c’est de l’art contemporain, lui opposa fermement un responsable d’institution auquel il expliquait sa démarche. Car l’art contemporain, aussi parfait soit-il dans son exécution, n’a que faire de la façon. »Gonzague Mézin croit cependant au pouvoir d’émerveillement de ces « objets magiques chargés émotionnellement » dont les prix vont de 30 000 à 200 000 euros, ainsi qu’à leur valeur d’investissement. Il assure avoir un modèle économique et a su éveiller l’attention bienveillante de quelques conseillers en art, mais aussi d’acteurs clés de l’art contemporain comme Laurent Le Bon, qui déclarait au magazine Sotheby’s (mai-juillet 2020) percevoir, « au cœur de ces œuvres, une possible réconciliation quasi baroque entre art classique et création contemporaine ».

 
Anne-Cécile Sanchez
Important Nothings by Lignereux,
jusqu’au 7 mai, Espace Muraille, Place des Casemates, 5, 1204 Genève.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°582 du 4 février 2022, avec le titre suivant : Art contemporain, la tentation du décoratif

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