Paroles d’artiste

Adi Nes : « Je choisis toujours le moment avant l’instant T »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2012 - 756 mots

Entre rêve sioniste et tensions identitaires, le photographe israélien Adi Nes dévoile une partie de sa nouvelle série, The Village (2012), à la galerie Praz-Delavallade à Paris.

Frédéric Bonnet : Dans The Village vous dépeignez une communauté qui semble inscrite dans une nature presque élégiaque. L’atmosphère y est très différente de vos précédents travaux. Sur quels ressorts souhaitiez-vous baser ce travail ?
Adi Nes : Avant cela je me suis notamment intéressé aux soldats (Soldiers, 1994-2000), aux prisonniers (Prisoners, 2003) ou aux textes bibliques (Biblical Stories, 2006). J’ai là senti le besoin d’aller à l’extérieur, vers la nature, un champ plus ouvert. Pour faire mes images, je crée toujours ma propre « scène », et j’ai songé à imaginer un village qui soit une métaphore d’Israël. Les arbres sont pleins de fruits, les cieux sont bleus, les champs verts, avec quelque chose de chargé dans l’atmosphère. J’ai pensé travailler avec le rêve d’Israël tout comme avec mon propre rêve ; un rêve où vous avez le fantasme de regarder la réalité d’une manière optimiste, mais qui en même temps génère une certaine anxiété. J’ai travaillé à partir de La Naissance de la tragédie de Nietzsche, où est imaginée une rencontre entre Dionysos et Apollon qui symbolise les contraires. Puis j’ai pris comme cadre l’idée du village et basé le projet sur la tragédie grecque : on y trouve donc des héros tragiques, les villageois comme un chœur, etc. Les gens y sont beaux et masculins, mais en même temps exposent leurs faiblesses.

F.B. : Vos images développent une forte dramaturgie en même temps qu’elles reposent sur une mise en scène appuyée. Pour quelles raisons ?
A.F. : Dans tout mon travail, je ne choisis jamais l’instant T mais toujours le moment d’avant, avant de dire le secret ou qu’un messager vienne annoncer une mauvaise nouvelle. Je crois que ce sont les moments les plus intéressants à montrer car le spectateur peut, en voyant les images, élaborer sa propre histoire à partir des bases que je lui ai fournies. Cela lui laisse plus d’espace pour entrer à l’intérieur du projet. Ma façon de travailler est très cinématique : j’écris un script, je fais tout répéter etc. Je manipule donc mes photos de diverses manières. Nous sommes à un moment où les images circulent très vite, on fait des photos avec son Iphone, etc. Et en tant qu’artiste et photographe, je veux pouvoir accrocher le spectateur plus d’une seconde avant qu’il ne passe à autre chose car mes images ont plusieurs couches, elles parlent de différentes choses. Photographier des gens beaux que vous avez envie de regarder est une manière de l’attraper et de le faire s’arrêter. Les photos sont très colorées, précises. Cela constitue un doux piège et alors l’image pénètre grâce à la composition et à l’esprit dramatique notamment.

F.B. : Ce travail constitue-t-il un commentaire sur les contradictions du rêve sioniste ?
A.F. : D’une certaine manière oui. Mais le beau dans l’art, chacun peut le lire de différentes manières et avec divers points de vue. J’essaye de prendre les bonnes choses dans ce rêve et de les reconstruire, de les visualiser. Mais en même temps, avec la volonté de montrer un endroit où il y a des secrets et des choses déniées, les tragédies de vous-même ou des autres. Et même si vous essayez de les cacher, cela devient une réalité d’une manière différente. Il y a quelque chose de tragique chez ces gens qui ont émigré ou sont venus de partout dans le monde en tentant d’ignorer leur identité et de se changer eux-mêmes sous le concept du grand melting-pot de la société israélienne. Ils s’attendaient à ne pas être eux-mêmes, mais à être les nouveaux juifs. C’était une tension entre l’identité personnelle et l’identité de la nation. Sans le concept du rêve sioniste, Israël ne pourrait pas exister. J’essaye toujours de faire en sorte que mon art traite de l’identité : de la mienne au début, mais de celle des protagonistes également. Et je ne tente pas de les confronter à autre chose qu’à leur propre identité. Je crois qu’une chose importante en art et en photographie est de créer une vie culturelle, car pour beaucoup de gens c’est une manière de comprendre son identité. Une fois que vous l’avez comprise et que vous vous acceptez vous-même, vous commencez à reconnaître l’identité des autres et à développer un empathie pour vos voisins.

ADI NES. THE VILLAGE

Jusqu’au 21 juillet, galerie Praz-Delavallade, 5, rue des Haudriettes, 75003 Paris, tél. 01 45 86 20 00, www.praz-delavallade.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-19h

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°372 du 22 juin 2012, avec le titre suivant : Adi Nes : « Je choisis toujours le moment avant l’instant T »

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