Mouvement

Abstraction, planté de bâton, extension

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 17 septembre 2008 - 763 mots

À la Fondation Salomon, à Alex, l’art abstrait à la mode helvétique « déménage » .

ALEX - L’histoire commence à Genève, pendant l’hiver 2006, alors que le Laboratoire des mondes possibles (1) entreprend d’enquêter sur une scène artistique née en Suisse romande qui se distingue par une pratique originale de l’abstraction. Au début de l’année 2008, l’exposition « Abstraction étendue » organisée par Christian Besson et Julien Fronsacq à l’Espace d’Art concret de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) servait d’introduction d’un essai micro-historique (à paraître). La finalité : désigner un courant artistique dont les figures tutélaires se nommeraient John M. Armleder, Olivier Mosset ou encore Helmut Federle. Dans le sillage revendiqué de ces figures pionnières, ce deuxième opus présenté à la Fondation Claudine et Jean-Marc Salomon, à Alex (Haute-Savoie), teste l’élasticité de la définition d’art abstrait. « Abstraction Extension » livre une vue panoramique d’une scène composée de (très) jeunes artistes – et de certains de leurs aînés – qui gravitent autour des écoles d’art de Genève et de Lausanne ou se croisent sous le microclimat dynamique des centres d’art tels Forde (Genève) et Circuit (Lausanne). Aux ramifications multiples, l’impossible définition de cette abstraction déconstruite permet cependant de dresser une typologie dans ce parcours haut en couleur.
Les premières salles pointent l’ambivalence de la relation qu’entretiennent les artistes avec leurs héritages historiques, entre mythologie et désenchantement. Damien Navarro tapisse une chapelle de dessins qui reproduisent fébrilement les formes emblématiques de l’abstraction dans l’attitude fétichiste d’un adolescent vénérant ses idoles rock. Ailleurs, les croix blanches sur fond noir empruntées par Valentin Carron au Dictateur (Ch. Chaplin) pour ses bannières revendiquent le motif suprématiste tout en dénonçant les lointaines dérives idéologiques de l’esthétique rigoriste. Ainsi ces artistes jouent-ils les imposteurs de l’art pour l’art, les faussaires de la pureté de la forme, de la couleur et du geste. Un mimétisme trompeur relie le grand monochrome bleu de Christoph Gossweiler à une tradition picturale qu’il contrefait pourtant, en reproduisant la couleur et les dimensions du bolide Bluebird CN7, record du monde de vitesse en 1964. Cette abstraction déduite renverse le concept moderniste par l’introduction d’une référence au monde, et de surcroît à la culture populaire, tout en se ressourçant au futurisme de Marinetti. Les tableaux de Francis Baudevin jouent, quant à eux, les faux prétendants de l’abstraction géométrique, avouant un alibi trop simple : depuis 1980, l’artiste propose un mode d’emploi facile pour « faire » de l’abstraction en reprenant les logos présents sur les emballages des produits de consommation quotidienne.

Abstraction impure
À l’aide de diverses stratégies, les artistes de l’abstraction étendue « titillent » l’essentialisme de leurs pères modernistes, ils les malmènent sans mauvaises intentions pour remodeler les définitions. Ils étirent le cadre, absorbant d’autres disciplines comme la musique, personnifiée par Christian Marclay déguisé en rock star sur ses affiches de concerts fictifs. Ils abattent la hiérarchie des genres et des cultures, renouant avec une attitude pop, et assumant le devenir marchandise de la peinture, à l’image des tickets de caisse que Stéphane Kropf reproduit sur toile. Ils sont infidèles aux matériaux nobles. Genêt Mayor préfère utiliser les œillets de classeur ou les serre-câbles pour ses étonnantes sculptures. Ils sèment le doute dans le bon goût en court-circuitant la distinction entre spécialiste et amateur, depuis les pyramides constructivistes ornées de pyrogravure de Claudia Comte jusqu’à ses rustiques sculptures abstraites évidées à la tronçonneuse. En somme cette abstraction est « impure ». S’y mêlent les ingrédients de l’humour, du décoratif (les tubes multicolores de Pierre Vadi), de la fiction, ou encore de la fonctionnalité : dans le film de Donatella Bernardi, une réplique de l’appartement de l’agent d’art Ghislain Mollet-Viéville exposé au Mamco, à Genève, devient le décor d’une série B.
Hybride, mixte, l’abstraction étendue sort du cadre pour contaminer un nouvel espace sensoriel. Dans la salle intitulée « Fièvre blanche », les motifs noirs inspirés de la Dream Machine (Brion Gysin) jaillissent des toiles circulaires de Philippe Decrauzat. Avec ce test de Rorschach éclaté naît la vision hallucinée d’une piste aux étoiles ; tandis que le haut-parleur en équilibre d’Aloïs Godinat émet un roulement de tambour perpétuel, le numéro périlleux du lanceur de couteau pourrait bien commencer. La tension est à son comble.

(1) Institut attaché à la Haute école d’art et de design de Genève, en partenariat avec l’École cantonale d’art de Genève.

ABSTRACTION EXTENSION : UNE SCÈNE ROMANDE ET SES CONNEXIONS

Jusqu’au 11 novembre, Fondation pour l’art contemporain Jean-Marc et Claudine Salomon, château d’Arenthon, 74290 Alex, tél. 04 50 02 87 52, du mercredi au dimanche 14h-19h. Publication à venir aux Presses du réel (Dijon).

ABSTRACTION EXTENSION

- Commissaires de l’exposition : Christian Besson ; Julien Fronsacq ; Samuel Gross
- Nombre d’œuvres : 44

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°287 du 19 septembre 2008, avec le titre suivant : Abstraction, planté de bâton, extension

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque