Art contemporain - Portugal

10 artistes portugais à suivre absolument !

Par Anne-Charlotte Michaut · L'ŒIL

Le 26 avril 2022 - 2461 mots

Ils sont jeunes ou confirmés, et ils participent au dynamisme de la scène artistique portugaise que l’on peut découvrir cette année en France grâce à la saison « France-Portugal 2022 » initiée par l’Institut français.

Patricia Garrido [née en 1963]

En 1994, Patricia Garrido décide d’opérer une rupture radicale et de repenser sa manière de vivre et de créer. Elle s’éloigne de ses amis et du milieu artistique dans lequel elle baignait à la sortie des Beaux-Arts de Lisbonne, où elle se consacrait exclusivement à la peinture. Elle commence alors à mettre en jeu son corps et à diversifier sa pratique, créant notamment des objets sculpturaux et/ou performatifs. En témoigne la série Tout le plaisir est pour moi, composée de six sculptures moulées sur son propre corps, et dont émane une dimension suggestive savoureusement provocatrice. Ces « objets de plaisir et de jouissance », selon ses propres termes, sont une manière pour elle d’affirmer son identité et de revendiquer qu’elle n’a « besoin de personne ». Si l’on décèle dans son travail une dimension féministe évidente, l’artiste a toujours refusé de porter quelconque discours ou revendication. Sa démarche, à la fois conceptuelle et incarnée, repose avant tout sur des systèmes mentaux, souvent obsessionnels, qu’elle met en œuvre dans différents médiums (sculpture, peinture, vidéo, etc.). Refusant d’obéir aux logiques qui sous-tendent le monde et le marché de l’art, elle cultive une discrétion qui, loin d’être une posture, lui permet de conserver une grande liberté de création et de se dédier tout entière à l’expérimentation. « Je fais des objets pour me cacher », affirme-t-elle, avant de poursuivre en riant : « Je me cache tellement bien que je n’ai pas de carrière ! »

Où voir ses œuvres
« Tout ce que je veux », CCC OD, Tours (37), www.cccod.fr

Susanne Themlitz [née en 1968]

Artiste pluridisciplinaire à la double nationalité portugaise et allemande, Susanne Themlitz a étudié à Lisbonne, Londres et Düsseldorf, et vit aujourd’hui à Cologne. Peinture, sculpture, dessin et installation, elle s’empare d’une grande variété de médiums et déploie un univers onirique dans lequel évoluent des créatures hybrides, pétri de symboles et d’éléments convoquant nos représentations mentales et culturelles. L’artiste porte une attention particulière aux matériaux, ainsi qu’à la matérialité de ses pièces, leur spatialité et leur rapport avec le corps du spectateur. Ses sculptures composites et décalées jouent avec notre imaginaire collectif et brouillent ainsi notre perception du réel et nos certitudes. Ana Cristina Cachola, commissaire d’expositions, résume magnifiquement sa démarche : « Il n’existe pas, dans l’œuvre de l’artiste, d’espace pour les oppositions binaires entre présence et absence, ou pour la résistance entre ressemblances et dissemblances : son œuvre n’accueille que la présence (qui forme le difforme autant qu’il déforme la forme). » Depuis les années 1990, le travail de Susanne Themlitz fait l’objet de nombreuses expositions au Portugal et en Europe.

Où voir ses œuvres
« Tout ce que je veux », CCC OD, Tours (37), www.cccod.fr

Maria Capelo [née en 1970]

« Les arbres sont le début de tout et c’est autour d’eux qu’apparaît l’espace de la toile », affirme Maria Capelo, diplômée en peinture des Beaux-Arts de Lisbonne en 1992. Presque exclusivement composé de dessins et de peintures de paysages, son œuvre se comprend comme un tout composé de multiples variations sur un même thème. Si le point de départ de son processus créatif est l’observation directe de la nature (notamment la région du Bas Almenjo, au sud du Portugal), elle s’émancipe d’une représentation réaliste et recompose des paysages imaginaires, souvent à partir de photographies qu’elle a prises. Un temps long d’appréhension est nécessaire pour saisir la subtilité de ses toiles, dont les effets vibratoires sont obtenus par un travail subtil de la lumière et l’utilisation d’une palette beaucoup plus variée qu’il n’y paraît au premier regard. Travaillant presque toujours avec le même format, presque carré (180 x 190 cm), Maria Capelo instaure une relation de corps à corps entre ses peintures et le regardeur, qui se retrouve happé dans un univers énigmatique, à la fois réel et fantasmatique, où la dimension mélancolique, presque lugubre, est contrebalancée par la douceur de ciels rosés. Maria Capelo, qui défend un processus de travail lent et patient, nous invite également à prendre le temps – d’observer, de penser et, peut-être, de nous interroger sur notre rapport à l’environnement.

Où voir ses œuvres
« Tout ce que je veux », CCC OD, Tours (37), www.cccod.fr

Joana Vasconcelos [née en 1971]

Est-il encore nécessaire de présenter Joana Vasconcelos ? À la Biennale de Venise de 2005, A Noiva (La Fiancée), un lustre monumental fait de milliers de tampons hygiéniques, avait fait sensation et lui avait valu une reconnaissance internationale immédiate en tant qu’artiste féministe et provocatrice. En 2012, elle a été la première femme à être invitée à exposer au château de Versailles – où A Noiva avait d’ailleurs été refusé – avant de représenter l’année suivante le Portugal à la Biennale de Venise. Accumulation d’objets du quotidien, assemblage d’azulejos ou encore ouvrage de textile, les installations de Joana Vasconcelos, toujours teintées d’humour, mêlent références aux traditions portugaises et réflexions sociétales, notamment sur l’identité féminine. Pour mettre en œuvre ses projets démesurés, elle s’entoure des meilleurs artisans, experts dans leurs domaines. Son atelier, situé sur les bords du Tage à Lisbonne, compte cinquante employés, répartis dans différents départements : bois, architecture, crochet… Pour parfaire cet écosystème, des cours de yoga et de méditation sont proposés pour se soulager d’un travail artisanal parfois éprouvant. Dans le cadre de la Saison France-Portugal, Joana Vasconcelos investit la Sainte-Chapelle du château de Vincennes avec un « arbre de vie » de 13 m de haut composé de plus de 100 000 feuilles tissées à la main par les artisans de son atelier. Cette installation, inspirée par la figure mythologique de Daphné, promet d’être féerique.

Où voir ses œuvres
« Tout ce que je veux », CCC OD, Tours (37), www.cccod.fr
« Arbre de Vie » , Sainte-Chapelle du château de Vincennes (94), www.chateau-de-vincennes.fr

Pedro Cabrita Reis [né en 1956]

Cigare à la bouche et costume impeccable, Pedro Cabrita Reis est un personnage. Mais son look anachronique et ses esbroufes ne sont qu’une facette de la personnalité de celui qui, depuis sa participation à la Documenta de Kassel en 1992, est une figure majeure de l’art contemporain portugais et international. Il développe depuis les années 1980 un travail multiforme à la croisée de l’Arte Povera, du minimalisme ou de l’art conceptuel, présent dans des collections publiques et privées à travers le monde. Depuis le mois de février 2022, ses Trois Grâces monumentales, disloquées et dissociées, sont installées dans le jardin des Tuileries. Dans le cadre de la Saison France-Portugal, il revisite un canon de la statuaire occidentale classique à la sauce Cabrita. On retrouve des caractéristiques de son travail : l’utilisation d’un matériau « pauvre » – le liège –, la couleur blanche, ainsi que le recours à des formes élémentaires. Pedro Cabrita Reis porte une attention particulière au contexte de monstration, et au dialogue avec l’environnement urbain dans lequel il s’inscrit – ici, les bâtiments du Louvre et les bronzes du jardin. Après avoir représenté son pays à la Biennale de Venise de 2003, il présente cette année Field dans l’église San Fantin, en off de la manifestation internationale : une installation monumentale faite de débris de construction et de néons. Pour Pedro Cabrita Reis, l’art est un condensé d’expérience et de mémoire, qui doit « stimuler notre intelligence », et ainsi « élargir notre capacité à mieux comprendre le monde. »

Où voir ses œuvres
Les Trois Grâces, Jardin des Tuileries, Paris-1er, www.louvre.fr

Francisco Tropa [né en 1968]

Artiste multidisciplinaire virtuose, Francisco Tropa est une figure majeure de l’art contemporain portugais. Depuis l’orée du siècle, ses sculptures et installations hybrides peuplent les institutions d’art contemporain et voyagent dans les plus grandes manifestations internationales. En 2011, pour représenter son pays à la Biennale de Venise, il propose Scenario, une installation-laboratoire offrant, selon Guillaume Désanges, des « clés essentielles » de son œuvre, à savoir « une subtile réflexion sur le réel et l’illusion, convoquant ces moments de l’histoire où savoir et magie ne faisaient qu’un ». Dans son travail, Francisco Tropa convoque des références littéraires, mythologiques ou philosophiques, mais également anthropologiques et scientifiques. Dans ses dispositifs polymorphes et polysémiques, tout se superpose et s’hybride, le mystique et le scientifique, l’artisanal et le technologique, le populaire et le savant. S’il faudra attendre l’automne pour découvrir son exposition monographique au Musée d’art moderne de Paris, la restitution d’une résidence qu’il mène depuis plus d’un an au Creux de l’Enfer (Thiers) en collaboration avec Eprose, une entreprise de maroquinerie locale, ouvrira ses portes dès le mois de juin sous le titre : « Mur mur ».

Où voir ses œuvres
« Mur mur », Creux de l’Enfer, Thiers (63), www.creuxdelenfer.fr ;
« Les péninsules démarrées » , Frac Nouvelle-Aquitaine Méca, Bordeaux (33), fracnouvelleaquitaine-meca.fr ;
« Francisco Tropa, le poumon et le cœur » , Musée d’art moderne de Paris, www.mam.paris.fr

Grada Kilomba [née en 1968]

En décembre dernier, une lettre ouverte largement partagée dénonçait l’incohérence d’un des membres du jury chargé de la sélection de l’artiste qui représenterait le Portugal à la Biennale de Venise. Pour justifier sa note extrêmement basse par comparaison à celles des autres jurés, ce qui a empêché l’artiste d’être sélectionnée, le critique d’art Nuno Crespo aurait affirmé que le racisme était un sujet déjà trop débattu. Une telle réflexion montre, au contraire, qu’il y a encore du chemin à parcourir avant que le Portugal n’aborde de front son héritage colonial. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle Grada Kilomba, partie en 2008 à Berlin pour finir son doctorat, n’a jamais quitté l’Allemagne, où il est selon elle beaucoup plus aisé de travailler sur ces thématiques. D’abord psychologue et psychanalyste, spécialisée dans les traumatismes liés aux guerres coloniales portugaises (avec l’Angola et le Mozambique), elle a publié en 2008 Mémoires de la plantation. Épisodes d’un racisme ordinaire, un recueil de récits d’expériences de racisme. Aujourd’hui reconnue à l’international, Grada Kilomba a fait son apparition sur la scène artistique il y a à peine une dizaine d’années. Son travail, mêlant médiums et disciplines, traite de la mémoire, du racisme, de la transmission des savoirs, et cherche à déconstruire notre héritage culturel. En témoigne notamment sa trilogie vidéo A World of Illusions, dans laquelle elle se fait griotte et réinterprète trois mythes occidentaux (Narcisse, Œdipe et Antigone) au prisme d’une pensée postcoloniale.

Où voir ses œuvres
« Tout ce que je veux », CCC OD, Tours (37), www.cccod.fr

Leonor Antunes [née en 1972]

Leonor Antunes ne réalise que des œuvres in situ, qui s’intègrent dans et dialoguent avec l’environnement architectural dans lequel elles s’inscrivent. Privilégiant les matériaux comme la corde, le laiton ou le cuir et les techniques artisanales, elles modèlent l’espace en créant des effets de relief, de profondeur et de suspension. Ses sculptures, pensées par et pour l’espace, répondent aux volumes dans lesquels elles s’inscrivent tout en portant une attention particulière à l’interaction avec le corps du spectateur. Avant de se tourner vers les arts visuels, qu’elle étudie à l’université de Lisbonne jusqu’en 1998 puis en Allemagne, elle a suivi une formation de mise en scène. S’intéressant particulièrement à l’histoire du modernisme, elle revisite les leçons de ce mouvement d’avant-garde en réinterprétant les formes et les volumes géométriques par l’utilisation de matériaux et de procédés vernaculaires. De cette modernité, elle extrait de ses recherches des figures oubliées, déplacées, et notamment féminines pour leur rendre hommage : Eileen Gray au Crédac en 2008, Anni Albers au CAPC en 2015 ou encore Egle Renata Trincanato, parmi d’autres, pour le Pavillon portugais de la Biennale de Venise en 2019. À l’automne dernier, l’exposition « The Homemaker and her Domain » (Paris et Meudon) présentait des pièces de céramique, médium qu’elle n’avait jamais encore expérimenté, inspirées de ses recherches sur l’œuvre de Michiko Yamawaki, formée en textile au Bauhaus, et des séjours de Charlotte Perriand au Japon.

ù voir ses œuvres
« Les péninsules démarrées », Frac Nouvelle-Aquitaine Méca, Bordeaux (33), fracnouvelleaquitaine-meca.fr

±MaisMenos± [né en 1981]

À deux pas de la gare São Bento de Porto, célèbre pour son hall à l’incroyable décor d’azulejos, un immeuble, recouvert de près de 1 000 carreaux de céramique, arbore la question : « Quem es Porto ? », littéralement, « Qui es-tu Porto ? » Ce projet s’est construit collectivement par un workshop qui a rassemblé un millier de personnes, invitées par ±MaisMenos± à se réunir le week-end et à proposer des dessins pour exprimer leur vision de la ville. La mairie a depuis décidé de détruire ce mural faisant partie du paysage urbain depuis près de dix ans, destruction sur laquelle l’artiste a décidé de réaliser un film. S’il vient du milieu du graffiti, ±MaisMenos±, de son vrai nom Miguel Januário, a développé une réflexion critique sur l’organisation sociétale et économique et sur les modèles urbains lors d’un doctorat à l’Académie de design. Son « logo », fondé sur une dualité associant les signes plus et moins, est une manière d’annuler les logiques spéculatives qui régissent la société capitaliste. Outre ses interventions graphiques, ±MaisMenos± développe également des projets d’envergure mêlant performance, vidéo, intervention urbaine, avec toujours une approche ethnographique des lieux dans lesquels ils s’inscrivent. Depuis une dizaine d’années, il a trouvé un moyen de financer son art en vendant des objets en galerie, sans omettre d’adopter un point de vue critique sur les dynamiques de marché. Pour lui, si les NFT offrent certains avantages aux artistes, il qualifie ce système de « pornographie du capitalisme ».

Où voir ses œuvres
Projet en collaboration avec Rero, à Bordeaux (33).

Pedro Barateiro [né en 1979]

« Il est vital de combattre l’ignorance avec des faits » : c’est ainsi que Pedro Barateiro conclut le texte de présentation, sous forme de lettre, de son exposition « Love Song » au Crac Alsace. À Altkirch, l’artiste investit les salles de l’ancien lycée transformé en centre d’art avec une magnifique exposition qui nous plonge dans son univers, empreint de réflexions sur notre société capitaliste, la manière dont elle fabrique les récits, ainsi que sur l’héritage du fascisme au Portugal. Aux côtés de ses sculptures, installations et vidéos, Pedro Barateiro présente des photographies prises par Mário Varela Gomes lors de la révolution des Œillets en 1974, ainsi qu’un dessin énigmatique d’Aurélia de Souza. Une manière de replacer son travail dans un contexte géographique, de créer des échos transhistoriques et d’interroger la permanence d’enjeux sociétaux. Ainsi, Mon corps, ce papier, ce feu (2020), une vidéo hypnotique dans laquelle la voix déformée de l’artiste nous guide à travers des « scénarios dystopiques », prend pour point de départ une manifestation contre le paiement de frais universitaires à laquelle l’artiste a participé en 1994, et dont la violente répression a rappelé les années de dictature. Polymorphe et polysémique, l’œuvre de Pedro Barateiro nous invite à (re)penser notre manière d’être au monde, dans une société où les récits et les images sont, plus que jamais, de véritables outils de pouvoir.

Où voir ses œuvres
« Love Song », Crac Alsace, Altkirch (68), www.cracalsace.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°754 du 1 mai 2022, avec le titre suivant : 10 artistes portugais à suivre absolument !

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