Cassandre

Génie public

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 juin 2005 - 1350 mots

Cassandre… Derrière ce pseudonyme se cache le créateur des plus belles affiches des paquebots transatlantiques et transports ferroviaires des années 1920 et l’icône, Dubo, Dubon, Dubonnet. Le Festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont rend hommage, après cinquante années d’indifférence publique et critique en France, à ce créateur hors pair qui modernisa l’art graphique français et le regard de l’homme de la rue.

Si son nom est peut-être un peu moins populaire que celui de son élève Savignac, Cassandre fait tout de même partie de l’inconscient collectif hexagonal avec son triptyque créé en 1932 pour la marque d’apéritif Dubonnet (ill. 1, 2, 3). Sa trouvaille du séquençage, alliée à la sobriété des formes, l’usage de la silhouette, de lignes dynamiques obliques et diagonales, l’audace d’exposer une première image en « chantier » aux couleurs à peine brossées, tous ces facteurs assureront le succès et la pérennité de cette marque d’alcool longtemps après sa disparition commerciale. Cassandre aura réussi l’exploit d’imprimer ses images dans les mémoires collectives. D’ailleurs l’une de ses toutes dernières créations, un trait de génie, est le logotype de la marque (toute jeune à l’époque) du couturier Yves Saint Laurent. Dans l’univers versatile de la mode où l’on aime changer d’image comme de saison, celle que Cassandre imagina dès 1963 ne s’est pas fanée. Direct, simple, le rythme imprimé à chacune des lettres par le graphiste typographe est une leçon magistrale d’élégance. Tel est le génie de Cassandre, météorite qui bouleversa le rapport à l’image du passant à une époque où l’affiche de rue s’était uniformisée, décor urbain sage et affadi.

« Le succès est à celui qui conquiert le public “à la hussarde”… »
Adolphe Mouron dit Cassandre (ill. 5) fait son entrée dans le monde de l’affiche à seulement vingt-deux ans, un peu par hasard (comme son pseudonyme, un choix fortuit), par souci d’indépendance financière aussi, conscient qu’une carrière de peintre ne nourrit pas son homme. L’une de ses toutes premières commandes fait sensation. Réduite à un format horizontal, quasi panoramique de quatre mètres de long, restreinte à une gamme de jaune et de brun sombre, l’affiche pour un magasin de meubles Au bûcheron déploie avec un minimum de moyens et de signes, une force d’impact phénoménale. Agencement de faisceaux obliques cernés de blanc, la scène révèle une silhouette masculine musclée brandissant une hache sur un arbre déjà vaincu. Le nom de ce magasin de meubles semble donner le coup de grâce. L’affiche déclenche la polémique, Le Corbusier et Amédée Ozenfant fustigent l’artiste, son cubisme simplifié qu’ils jugent vulgaire et tape-à-l’œil. Cassandre n’en a cure. Il vient de trouver avec ce premier trait de génie, « le moyen inespéré de retrouver le contact perdu avec un large public », une impossibilité pour la peinture de chevalet, la motivation essentielle de son art graphique. Plaçant la sincérité en garante de son procédé plastique radical, Cassandre s’emploie dès 1925 à combiner les exigences commerciales de ses commanditaires à ses aspirations artistiques et poétiques. Ses compositions rigoureuses, intellectuelles (souvent articulées sur la section d’or chère au Corbusier !) pour l’apéritif Pivolo, le journal L’Intransigeant ou les voitures Bugatti, offrent une simplicité de lecture déroutante. Peu d’éléments et de couleurs, une construction claire et rythmée, assise sur des diagonales dynamiques, une recherche typographique constante conduisent à l’amorce d’un âge d’or pour Cassandre, dès 1927.

L’âge d’or
1927 constitue en effet un tournant pour sa recherche graphique. Il offre aux transports ferroviaires des images puissantes, magnifiant la machine, incarnant littéralement la vitesse et le progrès, dépassant la notion d’illustration. Les moyens sont une nouvelle fois réduits comme dans Nord Express (ill. 7), combinaison d’une économie des couleurs, d’un renforcement des diagonales par un abaissement de la ligne d’horizon, du positionnement du point de fuite dans l’angle inférieur de l’image provoquant une accélération de la perspective et une monumentalisation du premier plan. La locomotive de
Cassandre imprime sa rigidité, son absence de modelé à une dynastie d’affiches destinées à la promotion des transports. Cassandre recherche dans l’expression de la puissance des machines le moyen d’opérer la mutation du passant en spectateur. Bien décidé à arrêter dans sa course le marcheur pressé, l’artiste ne confie pas à l’image seule la responsabilité d’opérer, il ménage pour l’esprit un espace d’imagination. Cassandre dit à propos de l’affiche : « Sans ce pouvoir d’émotion, elle ne saurait être qu’une femme sans sex-appeal. Devant parler vite à tout le monde, elle n’a qu’une chance de se faire entendre : le langage poétique. Impossible d’arrêter les gens dans la rue pour leur expliquer les avantages de tel produit. Il faut les prendre à leur insu, par surprise. Ainsi l’affiche ne sera donc pas forcément plaisante, ni sympathique, pourvu qu’elle soit émouvante. » Cassandre suit ce précepte et enchaîne les succès. Les paquebots, le Normandie (ill. 6) et l’Atlantique, comme les trains de A.M.C. incarneront pour de nombreuses années la quintessence du modernisme.

Icônes désabusées
En 1936, à seulement trente-cinq ans, l’homme se voit consacrer une exposition rétrospective par le MoMA (Museum of Modern Art) de New York. Mais le poète des images s’assombrit. Il n’y croit plus. Celui qui a toujours refusé de s’enfermer dans un style graphique et a mis en image les rêves collectifs, est désabusé, constatant que désormais tout peut faire vendre. L’euphorie américaine le conduit à accepter la proposition du Harper’s Bazaar de concevoir les couvertures du magazine entre 1936 à 1938. Durant cette période, il tente de conquérir le pays dont la communication visuelle lui semble quelque peu basique. Mais la subtilité de ses images laissera le public insensible. Bien qu’introduit dans les cercles culturels américains auprès d’expatriés célèbres comme Salvador Dalí, Herbert Bayer (fondateur du Bauhaus de Chicago) ou le designer Raymond Loewy (père de l’identité des cigarettes Lucky Strike), Cassandre préfère rentrer à Paris et opère un retour à la peinture. En 1942, il réalise le portrait de Chanel et celui de Pierre Reverdy, certainement ses deux seules toiles connues. « Et je renonce à ce que j’avais cru un moment, c’est-à-dire qu’on pouvait se servir des moyens grossiers de l’affiche pour atteindre les fibres les plus profondes du spectateur, le toucher dans sa vie sensible et affective, éveiller son intellectualité. C’était sans doute trop demander. » Le constat est amer. Cassandre s’essaie au décor de théâtre et d’opéra avec une facture picturale plus souple, plus figurative proche du style de Balthus qu’il admire. La conception des décors et costumes du Don Giovanni de Mozart pour le festival d’Aix-en-Provence en 1957 lui confère une certaine notoriété rapidement anéantie par la mauvaise fortune critique et publique des tragédies de Racine montées à la Comédie française en 1959. Ce sera son dernier grand chantier. Désenchanté, Cassandre se réfugie dans la création typographique pour les machines à écrire Olivetti, les disques Pathé-Marconi et la maison de couture Yves Saint Laurent. Mais le cœur n’y est plus. En janvier 1967, quelques mois avant de se donner la mort, A. M. Cassandre écrit : « …Aurais-je donc à jamais perdu ce don d’émerveillement, cette ardeur parfois frénétique, qui me faisait “flamber” jusqu’à l’achèvement de l’ouvrage… »
Ses images étaient devenues du vivant de leur créateur des icônes mais il n’y voyait pas là leur parachèvement. Les affiches diffusées en masse envahissaient les rues, de leur format parfois monumental, elles happaient le regard. Par leur dépouillement magnétique, elles s’imposaient dans les esprits cavaleurs. Les expositions programmées à Chaumont et Paris rendent hommage à celui qui avait réalisé avec le graphisme d’auteur, l’alchimie de l’art et de la vie, accordant l’exigence intellectuelle aux lois de la publicité. L’insatisfaction chronique de Cassandre l’aura conduit de l’excellence à la plus profonde dépression, sans jamais le détourner d’un point crucial : le regard public.

L'exposition

« A. M. Cassandre, affiches et arts graphiques des années 1920 et 1930 » se déroule du 21 mai au 24 juillet à CHAUMONT (52), Silos/Maison du livre et de l’affiche, 7-9 av. Foch, tél. 03 25 03 86 82 ; musée de la Crèche, esplanade de la basilique, tél. 03 25 03 01 99. L’exposition sera ensuite présentée du 20 septembre au 4 décembre à PARIS, Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, 58 rue de Richelieu, IIe, tél. 01 53 79 59 59.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°570 du 1 juin 2005, avec le titre suivant : Cassandre

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