La crainte d’une délocalisation du marché vers New York

Un colloque organisé par le Syndicat national des antiquaires souligne les motifs d’inquiétude

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 24 avril 1998 - 1471 mots

Les professionnels français continuent d’ausculter leur avenir. Après le colloque organisé à la Bibliothèque nationale de France en juin 1997, à l’initiative du Comité des galeries d’art, ils étaient réunis les 7 et 8 avril à l’Université Paris-Dauphine, à l’invitation du Syndicat national des antiquaires (SNA). Le décor change, mais les questions demeurent. L’angoisse vient de New York.

PARIS - Le président du SNA, Claude Blaizot, a conclu les débats des 7 et 8 avril en reprenant le vœu formulé par José-Maria Ballester, du Conseil de l’Europe, à l’issue de la première journée : rapprocher le public et le privé. Le rappel était important car les discussions avaient surtout marqué la distance entre les intérêts publics, synonymes d’impôts, de frein à la libre circulation des œuvres etc., et la logique d’un marché qui se sent et se dit menacé de délocalisation.

Les organisateurs avaient bien fait les choses. On a pu entendre des anciens ministres (André Chan­dernagor, Nicole Ameline), des députés (Raymond Forni, Pierre Lellouche), de multiples présidents, un imposant cortège de hauts fonctionnaires, des juristes – Pierre Lalive, annoncé, était hélas absent. S’y ajoutaient des collectionneurs prestigieux, en particulier Jean-Paul Barbier et George Ortiz, venus de Suisse, et Anthony Browne de la British Art Market Federation, ainsi que quelques ténors marchands, commissaires-priseurs et experts. Comme les pères fondateurs de la réforme du marché – Maurice Aicardi et André Chandernagor – étaient également présents, ainsi que les administrations de tutelle – Justice, Culture et Finances –, on pouvait dire : ils sont tous là.

Prise de conscience morose
Fallait-il espérer un miracle de ce grand concours ? Non. En général, les colloques ne sont pas le lieu pour les “scoops”. Alors, les orateurs ont passé en revue les motifs d’inquiétude. La fuite du patrimoine, faute de moyens pour le retenir ; l’inquiétude des collectionneurs, attisée par la “menace” Unidroit et le “spectre de l’ISF” ; les difficultés du négoce et des métiers d’art, aggravées par l’embargo écologique de la convention de Washington ; les artistes ennemis du marché par la grâce du droit de suite, que presque tout le monde approuve dans le principe et réfute dans l’application ; enfin la TVA, ce mal qui répand la terreur. Inquiétude française accrue de celle des étrangers : la Suisse penserait sérieusement à adopter la convention Unidroit, et les Britanniques estiment que leurs importations auraient diminué de moitié depuis l’instauration de la TVA à 2,5 %. C’est donc le marché du continent européen tout entier qui pourrait se délocaliser. La destination est identifiée : New York, le Japon étant désormais hors jeu. Bref, notre avenir menace de revenir près de cent ans en arrière, quand les Morgan, Mellon, Frick et autres Rockefeller chargeaient nos abbayes à destination du Nouveau Monde.

Dans cette prise de conscience morose, le discours n’est pas toujours parfaitement conséquent. Ainsi, on s’inquiète de ce que peut nous faire subir l’Amérique, mais on dédaigne ce que nous pourrions causer à l’Afrique : en schématisant les propos de certains, les pays sources n’auraient conscien­ce de leur patrimoine que parce qu’il est exposé dans les vitrines occidentales, et leur récent engouement pour les traces matérielles de leur spiritualité ne serait en définitive qu’un avatar néocolonialiste... De la même manière, on se préoccupe des moyens d’encourager la création, mais on considère que le droit de suite crée une logique “pour les artistes contre le marché”... On déplore justement la fuite du patrimoine et l’exiguïté des crédits permettant de le retenir tout en condamnant la fiscalité... On a donc pas échappé aux lieux communs et aux redites. Pour beaucoup de professionnels, ils reflètent cependant des inquiétudes réelles, que les échanges n’auront sans doute pu apaiser.

La recherche d’un front commun anglo-français
Les débats ont toutefois cheminé sur quelques pistes nouvelles. André Chandernagor et Maurice Aicardi ont réitéré le souhait de mettre à contribution la Française des Jeux pour sortir de la faiblesse des crédits d’acquisition et dénouer le problème des trésors nationaux (lire le dossier du JdA, n° 55). Pierre Chevalier a demandé la simplification de la réglementation relative aux espèces menacées qui entrave les chantiers de restauration (jusqu’à ceux du richissime Getty Trust) ; cette question, qui n’avait pas été abordée lors des précédentes rencontres, manifestait une prise de conscience des intérêts solidaires du marché et des métiers d’art.

De longs échanges étaient consacrés au droit de suite. Hervé Pou­lain affirmait son admiration ironique pour Jean-Marc Gutton (directeur général de l’ADAGP, la société d’auteurs qui collecte le plus gros du droit de suite), comme d’habitude malmené dans les débats mais toujours “fidèle au poste”. André Chandernagor estimait que le caractère “patrimonial” du droit de suite s’opposait à un traitement social autorisant des formules de redistribution. Le député Raymond Forni relevait enfin que la proposition européenne de directive sur le droit de suite est en phase finale, et que la plupart des amendements visant à l’infléchir avaient été rejetés ; bref que la partie serait presque jouée.

En ce qui concerne la TVA, après les déclarations de l’Anglais Anthony Browne décrivant l’effet dévastateur qu’aurait eu l’introduction de la TVA à l’import sur le marché du Royaume-Uni, les échanges tournaient sur la recherche d’un front commun anglo-français – auquel les galeries d’art contemporain voudraient voir se joindre les Alle­mands – pour revendiquer la généralisation du taux de TVA minoré aux biens culturels. Évidemment, cette perspective paraissait irréaliste à Jean-Louis Journet, sous-directeur au puissant service de la Législation fiscale du ministère des Finances, qui relevait que l’intérêt patrimonial ne suffisait pas à justifier un traitement fiscal privilégié du marché de l’art déjà bénéficiaire de mesures favorables, comme le calcul forfaitaire de la marge – qui permet, pour les œuvres d’art et certaines pièces d’ébénisterie de plus de 100 ans d’âge, d’évaluer forfaitairement l’assiette imposable à la TVA à 30 % du prix de vente. M. Kraemer rétorquait en soulignant que c’est en ménageant les collectionneurs que l’on prépare les futures donations et qu’ainsi, le moins-disant fiscal peut être une “charité bien ordonnée” de l’État.

La question de l’ISF était brièvement abordée. On apprenait de Jean-Louis Journet qu’elle dépendait d’un réexamen de la fiscalité du patrimoine, c’est-à-dire que la question n’est pas d’une actualité brûlante. Raymond Forni, député PS, achevait de rassurer sur ce point en précisant qu’il était contre l’application de l’ISF aux œuvres d’art. En expliquant qu’il était certes socialiste, mais aussi amateur d’art et devait “gérer cette contradiction”, il exprimait sans doute involontairement que le marché a un important travail d’image à faire pour parvenir à réhabiliter la collection que Claude Blaizot avait mis au centre des débats, comme l’avait fait le Comité des galeries d’art en juin 1997.

Le commerce clandestin
Une autre question qui n’était pas à l’ordre du jour était posée par Robert Capia, membre du conseil d’administration du SNCAO (Syndicat national du commerce de l’antiquité et de l’occasion). Il soulevait le problème de la paracommercialité – commerce clandestin – auquel se trouvent exposés les marchands, du fait d’une tolérance excessive des maires en quête d’animations pour leur ville. Cette inquiétude était relayée par Anne Lahumière, présidente du Comité des galeries d’art, soulignant la concurrence abusive des salons (Mac 2000, marché Bastille...) et des formes de diffusion parallèles (accrochages dans les restaurants...). Si la question s’éloignait du thème de la compétition internationale, elle avait le mérite de rappeler que le marché se joue aussi tous les jours à l’échelle nationale.

La question de la réforme des ventes publiques n’était pas non plus à l’ordre du jour. La mèche, néanmoins allumée par Madame Bailly, qui s’inquiétait de savoir qui paierait, un instant attisée par Hervé Poulain estimant que l’État, ayant reconnu le caractère patrimonial du droit des commissaires-priseurs, devrait être logique en réglant l’addition, était rapidement éteinte par Gérard Champin, rappelant que le financement se ferait par une taxe sur les ventes aux enchères, et précisant que les textes devraient pouvoir être adoptés avant l’été.

Dans l’ensemble des interrogations, la principale a peut-être été posée par André Chandernagor : il faut que le gouvernement prenne position en affirmant sa politique. Elle en appelait une autre, posée par Raymond Forni et Jean-Louis Journet : il faut que les professionnels avancent des solutions dans un cadre cohérent. L’un de ces intervenants a pu dire que “le marché de l’art a quelquefois été incapable de produire une position globale” permettant de conduire à une réflexion politique.

Il est sans doute temps. Les dérogations dont la Grande-Bretagne et l’Allemagne bénéficient en matière de TVA vont tomber en juin 1999 ; l’inventaire européen des réglementations d’exportation mises en place en 1993 est en cours ; le Parlement européen et la Commission vont conclure sur le droit de suite ; en France, on s’apprête à faire disparaître le monopole des commissaires-priseurs.  L’année à venir sera donc celle de tous les dangers en Europe, pendant qu’à New York, on fait des affaires.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : La crainte d’une délocalisation du marché vers New York

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