2001, l’Odyssée des ventes

Un point de vue novateur : la réforme selon Jean-Claude Binoche

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 13 février 1998 - 1247 mots

Commissaire-priseur à Paris, Jean-Claude Binoche fait, dans cet entretien, des propositions originales pour réformer l’organisation des ventes publiques en France, dans le cadre de l’ouverture du marché prévue par l’Union européenne. Il propose de supprimer la TVA à l’importation, qui pénalise Paris face à Londres et l’Europe face aux États-Unis, ainsi que le droit de suite, et de les remplacer par un doublement de la taxe sur les plus-values. Pour lui, cette réforme fiscale est indispensable avant l’ouverture du marché, qu’il propose donc de reporter au 1er janvier 2001. Il se prononce en faveur d’une indemnisation moindre des commissaires-priseurs pour éviter la création d’une taxe supplémentaire.

Le gouvernement réétudie le projet de loi réformant les ventes publiques en France, qu’avait préparé l’ancien garde des Sceaux, Jacques Toubon. Quelles propositions faites-vous ?
Je suis partisan d’une liberté totale, donnant le droit aux professionnels de faire du commerce. Mais il est clair qu’on ne peut pas y parvenir en quelques mois, comme prévu. Il faut envisager un délai pour notamment harmoniser les fiscalités des différents pays. Il y a aujourd’hui trois places dans le monde : Paris, Londres et New York. Pour l’Europe, le marché est bipolaire. Il ne faut pas oublier que des négociations menées à Bruxelles avec les Allemands, les Espagnols, les Hollandais ou les Italiens ont peu de conséquences, puisqu’il existe peu de ventes publiques significatives dans ces pays. À l’inverse, on ne peut pas accepter des exceptions pour les Anglais, puisque ce sont les seuls concurrents. D’autant plus que, lorsqu’il y a des ventes importantes en Italie ou en Allemagne, ce qui est rare, elles sont souvent organisées par des maisons britanniques. Pour le marché européen, nous sommes face à Londres ; il est donc essentiel que la fiscalité et les modalités de vente soient harmonisées avec celles des Anglais, si nous devons travailler dans un espace commun.

Vous abordez là les dossiers de la TVA à l’importation et du droit de suite.
En matière de TVA, les Anglais ont actuellement une dérogation. Mais au 1er janvier prochain, s’ils respectent leurs engagements, ils vont être contraints d’appliquer une TVA à 5,5 %, comme en France. C’est peut-être enfin équitable pour le marché intérieur européen, mais c’est très néfaste vis-à-vis de New York. Les collectionneurs suisses, japonais vont vendre encore plus aux États-Unis qu’en Europe. Il faut donc supprimer une TVA qui ne va s’appliquer sur rien. 5,5 % sur zéro, cela rapportera zéro à l’État. C’est essentiel aussi pour la protection du patrimoine, puisqu’une telle taxe empêche un retour des objets dans notre pays.

Dans la situation économique actuelle, comment pouvez-vous convaincre Bercy de supprimer cette taxe ?
Il est tout à fait légitime que le commerce des œuvres d’art soit soumis à la fiscalité et rapporte des recettes à l’État. Il faut donc remplacer la TVA à l’importation, qui ne rapporte rien, et le droit de suite par une autre ressource fiscale. Je propose de généraliser la taxe sur les plus-values, c’est-à-dire de la faire appliquer par les Anglais et de la relever sensiblement. Cette taxe est actuellement de 5 % en ventes publiques et de 7 % pour les ventes de gré à gré. Je ne vois pas ce qui justifie cet écart, et je suggère de la porter à 10 %, ce qui me paraît tout à fait raisonnable. Si un collectionneur revend 600 000 francs un tableau qu’il a acheté 300 000, il lui reste 240 000 francs de plus-value. Un tel impôt me semble tout à fait justifié dans la situation économique et sociale que connaît l’Europe actuellement. Il n’handicaperait pas le marché, puisque si un vendeur choisissait de mettre son tableau aux enchères hors de l’Union européenne, il serait obligé de payer la taxe à la frontière.

Et le droit de suite ?
Il faut le supprimer ou que l’état le prenne à sa charge et le modifie à sa convenance si l’on veut que le marché des tableaux modernes n’aille pas aux États-Unis. On sait bien que le droit de suite profite majoritairement à une dizaine de familles, souvent résidentes suisses ou étrangères, et qu’il n’aide pas les artistes ou les familles qui en auraient besoin. L’idée de la loi a été totalement détournée. Il vaudrait mieux distraire une part de la taxe sur les plus-values pour soutenir la création contemporaine que de continuer à enrichir des milliardaires. Je crois que les Anglais n’accepteront jamais le droit de suite. Je ne vois pas pourquoi on les autoriserait à vendre en France, alors que leurs maisons-mères ne sont pas soumises à la même fiscalité.

Certes, mais quand Sothe­by’s et Christie’s vendront en France, ils seront soumis au régime fiscal français.
Bien sûr. Mais ils pourront déployer leurs ventes en fonction des régimes fiscaux. Ils enverront les tableaux modernes et contemporains à Londres, et vendront des livres et du mobilier à Paris. On va vers une concurrence tout à fait anormale. Grâce à l’énorme avantage qu’ils ont pour le moderne et le contemporain, ils pourront mettre tous leurs efforts sur les parts de marché qu’ils n’ont pas : livres, mobilier ancien... Ils pourraient ainsi gagner la bataille qu’ils nous livrent depuis deux siècles. La solution, avant l’ouverture, est donc de supprimer la TVA, réduire le droit de suite et imposer plus lourdement les plus-values.

Dans quel délai raisonnable verriez-vous la mise en place d’une telle réforme ?
Il faut laisser le temps à la profession de s’adapter à une nouvelle règle du jeu. Trois années sont nécessaires. Ainsi dès le nouveau millénaire, le 1er janvier 2001, tout le monde pourra faire des ventes aux enchères : pas d’examen, les tarifs seront libres. La date sera butoir, et tout le monde sera bien obligé de bouger.

Le nouveau gouvernement réétudie notamment le mode d’indemnisation des commissaires-priseurs envisagé par l’ancien texte. La profession avait évalué cette indemnisation à 4 milliards de francs. Jacques Toubon tablait sur 2 milliards, financés par l’État et une nouvelle taxe. Qu’en pensez-vous ?
Avec l’ouverture du marché, les commissaires-priseurs vont perdre le droit de présentation qu’ils ont dû acheter. Il est donc normal qu’ils soient indemnisés de cette perte. À Paris, ce droit vaut aujourd’hui 3 millions de francs par charge, en province 400 000 francs en moyenne. On arrive à un total de 300 à 350 millions de francs pour l’État.

On est bien loin des 2 milliards !
Si un commissaire-priseur a payé sa charge plus cher, c’est à cause d’une clientèle, qu’il conservera. Il ne sera pas dépouillé. Avec ce mode d’indemnisation, qui pourrait être financé par l’État, on éviterait de surtaxer les ventes et on favoriserait le marché français.

Comment voyez-vous alors le paysage des ventes publiques en 2001 ?
Il faudra que se constituent des groupes importants, entre commissaires-priseurs, avec des experts… Un tel groupe devra réaliser au moins le cinquième ou le quart du chiffre d’affaires de l’un de nos concurrents anglais.

Drouot existera-t-il encore ?
S’il y a deux grands groupes parisiens, ils auront leurs salles pour les ventes de prestige, mais ils continueront  à utiliser Drouot pour faire des ventes en commun. Il restera des liens entre les anciens commissaires-priseurs qui voudront, à mon avis, conserver une maison commune. Je ne vois pas Sotheby’s et Christie’s faire leur petit “Drouot” à eux, étant donné l’opposition qui les caractérise. Drouot appartient aujourd’hui aux 70 commissaires-priseurs de Paris. Les membres des futurs groupes seront vraisemblablement encore majoritaires dans Drouot. Et, à mon avis, ils auraient intérêt à conserver l’Hôtel des ventes, qui fonctionne bien, en améliorant encore ses services.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°54 du 13 février 1998, avec le titre suivant : 2001, l’Odyssée des ventes

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