Palais de Tokyo

Un centre d’art débridé

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 21 janvier 2005 - 1422 mots

Trois ans après son ouverture, le Site de création contemporaine du Palais de Tokyo
a réussi à attirer un large public. L’heure est à la réflexion sur son avenir.

 PARIS - Agora, parc d’attractions artistiques, mégastore de l’art contemporain… : le Site de création contemporaine du Palais de Tokyo génère un rosaire d’images et de qualificatifs contradictoires. « C’est un lieu de sédimentation et de dispersion, de position idéologique ciblée et d’indétermination. Il y a du raté et du réussi », confirme le critique d’art Paul Ardenne. Après trois ans d’activité, comme dans toute entreprise, l’heure est au bilan.
Indéniablement, le centre a résolu à peu de frais le problème politique d’un lieu en jachère. « Nous avons réalisé nos trois objectifs qui étaient de monter un lieu, trouver son économie et obtenir une bonne fréquentation », résume Jérôme Sans, codirecteur du centre avec Nicolas Bourriaud. Les chiffres de la fréquentation ont d’ailleurs explosé par rapport aux estimations prévisionnelles de 80 000 visiteurs par an. Avec 600 000 visiteurs payants, dont 25 % de fréquentation étrangère, le Palais de Tokyo s’autoproclame depuis 2003 le centre d’art le plus visité en Europe – sans être en mesure de le prouver. Observe-t-on pour autant une évolution comportementale vis-à-vis de l’art contemporain ? « On voit deux axes de fréquentation : un public étranger, notamment d’Europe du Nord, et l’émergence d’un jeune public qui n’est pas forcément connoté “art contemporain”, qu’on ne voyait pas à l’ARC [Musée d’art moderne de la Ville de Paris] ou à Beaubourg, mais qui vient pour le lieu de vie », constate le libraire du Palais de Tokyo, Pierre Durieu. D’une certaine façon, le Palais de Tokyo a imposé ses marques par défaut, Beaubourg ayant mis en sourdine le pari du contemporain et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris étant actuellement fermé.
Derrière les satisfecit pointe aussi un désenchantement dont les arguments manquent parfois de pertinence. « C’est un projet que je trouve positif et auquel je suis attaché. Mais j’aurais souhaité plus de risques, plus d’expérimentations, relève l’architecte (avec Anne Lacaton) de son réaménagement, Jean-Philippe Vassal. Le fait que les murs soient très vite revenus au blanc traditionnel, c’est la facilité. Le lieu n’est peut-être pas assez habité par les artistes. Mais ce qui est satisfaisant en tant qu’architecte, c’est que les visiteurs l’habitent ! » Avec ou sans murs blancs, l’espace n’est de toute manière pas approprié à tout type d’œuvres. « Nous savions dès le départ qu’un jour nous aurions des murs blancs. Il n’aurait pas été sérieux de considérer ce lieu comme figé. Il y a eu deux équivoques. Les gens ont pensé que le geste architectural était de vandaliser le lieu. L’autre erreur était de croire au culte du destroy. Or notre idée était d’ouvrir ce lieu dans un état initial et non final », rétorque Nicolas Bourriaud.

Course au financement
Malgré les craintes de copinage, la programmation n’est pas fortement partisane. Certaines expositions comme « Louise Bourgeois » (oct. 2002-avril 2003) ou « Hardcore. Vers un nouvel activisme » (fév.-mai 2003) ont toutefois péché par indigence. « Nous sommes embarrassés par une situation où il faut soutenir le Palais de Tokyo car, sinon, ça n’arrange les affaires de personne, mais il y a une déception sourde, lance un galeriste. On attendait que ça change l’état de la scène française, que ce soit un vecteur de dynamisme notamment à l’étranger, mais la programmation reste frileuse sur les jeunes artistes français. » Pourtant, tous programmes confondus, sur les 190 artistes exposés de janvier 2002 à décembre 2003, 142 se révèlent français. Sur les 49 expositions monographiques orchestrées jusqu’à fin 2004, 25 étaient dédiées à la scène hexagonale. « Une très forte proportion des artistes qu’on a montrés, comme Melik Ohanian, n’avaient pas de galeries en France. Beaucoup de galeries ont fait leur marché au Palais de Tokyo », soutient Nicolas Bourriaud. Ironiquement, le Palais de Tokyo a une image plus positive – en tout cas moins chahutée – à l’étranger, alors même qu’il présente beaucoup d’artistes français ! De là à évoquer un sursaut de dynamisme, le raccourci est présomptueux...
La sous-budgétisation initiale du projet a nettement freiné le développement du lieu. « Il manque 1 million d’euros dès le départ, confirme Nicolas Bourriaud. Il aurait fallu un engagement financier de l’État plus conséquent pour la structure, mais pas pour la programmation. » La course perpétuelle au financement pour chaque projet connaît aussi ses limites. Il est quasiment impossible de produire des expositions dont le coût dépasse 100 000 euros. Ce système D sera difficilement viable sur le long terme, d’autant plus que l’éventuel changement de statut en établissement public ne peut que gripper la réactivité qu’autorise aujourd’hui une structure associative. « Le modèle économique du Palais de Tokyo avait été une irresponsabilité de la délégation aux Arts plastiques [DAP]. Personne ne peut croire qu’en France des entreprises peuvent financer 50 % d’un lieu d’art », lance Jean-Michel Raingeard, président des Amis du Palais de Tokyo. Il est vrai que le mécénat d’entreprise reste encore à l’état gazeux. Pour preuve le désengagement de la Caisse des dépôts et consignations, partenaire « historique » de l’art contemporain et originel du Palais de Tokyo. Les entreprises comme Pioneer ou Bloomberg sont partenaires avec leurs maisons mères étrangères et non par le biais de leurs filiales françaises. Pour inciter davantage les sociétés, le commissaire-priseur Pierre Cornette de Saint Cyr, vice-président du conseil d’administration, envisage la création d’un club d’entreprises baptisé « Tokyo Club ». La forte dépendance vis-à-vis du financement privé connaît aussi ses dérives. Ce fut le cas en novembre avec la « Hypegallery » (HP), opération de marketing de la marque Hewlett-Packard déguisée en exposition gratuite et œcuménique ouverte aux créateurs anonymes. « Il n’y a que dans le monde de l’art qu’on parle de compromis. Il y a des rapprochements sélectifs. Le projet “HP” est parfaitement assumé », rétorque Jérôme Sans. Certains préconisent du coup une diversification de la manne publique par l’intervention de la Ville de Paris et du conseil régional, ce dernier étant déjà impliqué dans le financement du Plateau/Fonds régional d’art contemporain Île-de-France.

Défilés et spectacles
Quelle sera la face du Palais de Tokyo deuxième génération ? Six mois après l’annonce en juin 2004 de la pérennité du site et de la reconduction des actuels directeurs pour un an, aucun groupe de travail n’a été mis en place avec le ministère de la Culture (une réunion devrait avoir lieu au cours de la première semaine de février). Au bout de cet interlude non productif, le conseil d’administration du 13 décembre a acté la création d’une cellule de réflexion comprenant des représentants de la DAP et du Palais de Tokyo. La première urgence est de transformer ce lieu de type « Y » en type « L », doté des normes de sécurité permettant d’accueillir défilés et spectacles vivants. « Ce projet avait été pensé comme un lieu interdisciplinaire. Le fait que nous ne puissions pas faire de spectacles ou de défilés écorne à la fois le concept de départ et le budget », déplore Nicolas Bourriaud. Reste à voir si l’État acceptera de prendre en charge le coût des travaux nécessaires à cette mue. Le deuxième impératif est de nommer dès le premier trimestre la relève de Sans et Bourriaud. Certains, comme le galeriste Hervé Loevenbruck, préconisent le maintien d’une direction bicéphale, dans une dialectique de contre-pouvoir permanent. D’autres invoquent des cartes blanches.
L’étape suivante consistera enfin à trancher sur l’avenir des 10 000 m2 encore en jachère, tout en s’interrogeant sur la structure chargée de la coordination des différentes entités. Le rapport rédigé en 2003 par l’inspecteur général à la création artistique, Bernard Blistène, étude mise semble-t-il entre parenthèses, avait le mérite d’offrir des pistes de réflexion pour la conquête du vaisseau. La création d’un pôle mode avec le transfert de l’Institut français de la mode (IFM) a été un temps évoquée. Mais l’IFM songe déjà à prendre ses quartiers dans le 13e arrondissement, près de la gare d’Austerlitz, vers 2007. Pour la concession des quatre salles de cinéma, les noms des producteurs Marin Karmitz et Luc Besson ont été avancés. « Est-ce qu’avoir quatre salles à proximité des Champs-Élysées avec une grande concentration de cinémas est viable ? », s’interroge le délégué aux Arts plastiques Olivier Kaeppelin. Et d’ajouter : « Avant 2007-2008, on ne peut pas imaginer que le lieu vive avec des activités simultanées. » Le Palais de Tokyo reste plus que jamais un work in progress.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°207 du 21 janvier 2005, avec le titre suivant : Un centre d’art débridé

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